#10 | Françoise
Elle a trente ans. Dans les toilettes du train, elle libère le bec des oies cachées dans son panier, le temps de les faire boire. Puis elle retourne s’asseoir à sa place en priant pour ne pas croiser un soldat allemand. Elle a dix ans et des gamines de l’école tirent la langue à son passage, l’une lui jette un gravier dans le dos. Bâtarde, elle entend. Elle a vingt-et-un an, et elle avance au bras de Joseph dans l’église. A sa future belle-mère qui lui fait remarquer ses chaussures bleues usagées, les nouvelles me faisaient mal au pied, répond-elle. Au fond de l’église, une petite chose vêtue de noir. Sa mère. Elle a soixante ans et ne s’en laisse pas conter. Elle a cinquante ans et les accueille tous à table. Les gamelles sont fournies. Elle a un mois et son père franchit à nouveau la frontière, dans l’autre sens, sans elle. Il lui a donné la vie, un nom. C’est bien assez, a-t-il pensé. Dans la pochette verte, le cahier recouvert de gris, et ses nom et prénom rédigés à la main en dessous du titre pré-imprimé cahier de condoléances. Elle a quarante-deux ans, chapeautée et gantée, elle sourit au photographe sur le perron de l’église. Sa fille est mariée. Elle a trente-huit ans et descend en courant les trois étages d’escalier. Vous avez une lettre, a crié depuis la rue le facteur. Sur l’enveloppe, une timbre algérien et l’écriture de son fils. Entre ses mains, passent photographies, lettres, cartes d’identité, photos d’identité en noir et blanc. Elle retourne les photos, cherche un tampon du photographe, trouve une date parfois. Elle a cinquante ans, soixante ans, soixante-dix ans, quatre-vingt ans, elle est sur son minuscule balcon à guetter leur arrivée. Je vous jette la clef, crie-t-elle dès qu’elle les aperçoit. Elle a quatre-vingt-dix ans et n’est jamais entrée dans un musée. Pour quoi y faire? Sur l’écran de l’ordinateur, défilent des pages écrites au cours des vingt dernières années. Quatre-vingt-dix pages, a-t-elle promis. Elle se demande si les brouillons comptent. Elle a quatre-vingt-cinq ans, est veuve, n’est plus autorisée à cuisiner pour dix ou douze. Elle offre café et biscuits, raconte. Elle ignore la présence du micro caché, elle ignore que ses mots sont enregistrés, sa voix, ses silences.
#19 | album photo
Toutes les images disparaîtront
une salle à manger étroite, une table en bois qui occupe presque tout l’espace, avec ses chaises rangées autour, un buffet ancien, un fauteuil, une télévision en couleurs et au mur, à droite des jeunes filles au piano de Renoir avec cadre doré, une pendule en forme de chalet et, du trou percé dans le toit, un minuscule oiseau en plastique jaune et bec rouge qui toutes les trente minutes jaillit, coucou, à la demi coucou, à une heure coucou, à deux heures coucou coucou, à trois heures coucou coucou coucou, et l’animal en plastique trois fois entre, trois fois sort coucou coucou coucou, sous le chalet deux poids en forme de pignon et puis, près de la porte, le bout d’une patte de chamois empaillée (fausse?), et au clou, une clef accrochée, et sur la télévision, un paysage de neige en plastique enfermé dans une boule de verre d’où tombe de la neige quand on la retourne, et aux murs encore, deux portraits, sépias, dans des cadres ovales, un homme, une femme, âgés, figés, austères, aucun des deux ne sourit
Le balancement des corps autour de la table, formant un chaîne par les bras repliés, bras devenus maillon, famille, amis, formant un seul corps, pour t’accompagner, t’accompagner du corps quand tu chantes, de la voix lors du refrain, et toi seule debout, et toi seule immobile, sérieuse, appliquée, chantant Les quais de la Seine de Lucienne Delyle
La fête que c’était de regarder les films en super huit quand mon père empruntait un projecteur et un écran sur pied au CDDP. On éteignait les lumières et l’on se voyait à six ans, huit ans, dix ans en train de jouer, grimacer, danser, nager, parler sans bruit, sans son, devenus comme Charlot des personnages muets, aux gestes saccadés, entrecoupés, et c’est à qui commenterait le premier, complèterait, se souviendrait, et on riait, et se mêlaient les souvenirs réels à ceux des images des films, ces images de nous, ces mimiques que l’on savait nôtres pour les avoir vues dans une occasion pareille, ces séances nous racontant notre histoire, celle d’avant notre mémoire, celle des précédentes séquences de visionnage, celle des voyages récents vécus consciemment mais sans avoir pu se voir, se voir à Trafalgar Square, se voir marcher, courir, se voir comme une autre, cet autre qui gesticule sur l’écran que l’on a déroulé, et qui sur son pied en métal nous renvoie ce qui déjà n’est plus.