La maison semble endormie mais au loin une chouette
L’Une dit de la chouette C’est rare de l’entendre La chouette ne hulule que parce qu’il est mort L’Une pense que la chouette sait que son mari est mort et qu’elle aussi pleure son mari
L’Autre se racle la gorge pour exprimer ses doutes peut-être
L’Une comprend que l’Autre ne la croit pas C’est une compréhension de sœurs sans parole
Elle se remet à pleurer Elle voudrait que l’Autre la croit
L’Autre prend sur la table de nuit la montre qu’elle a vue avant d’éteindre la lampe de chevet, celle du mari mort La montre glisse en crissant sur la table de bois verni
Dans l’obscurité elle la met dans la main de l’Une qui a peur d’abord Qui ne comprend pas
C’est un talisman lui dit l’Autre (anthologie # 26)
Au ciel des dessous de Marinette, une danse de draps de soie chamarrée, d’organza doré, de mousseline rose thé, de tulle transparent |on se prend dans ces ondes de tissus de rubans de guipure ourlés de boutons multicolores | ça voltige autour de l’enfant qui rêve de jupons de grandes robes suspendues dans le vent de la montagne | elle attrape un morceau de tissu et c’est là qu’elle lit les messages brodés au fil pourpre | toutes phrases qu’elle attrape au vol | revendications au nom des femmes de ce monde inégalitaire | au nom des enfants abusés | au nom des affamés de par la Terre entière | au nom des fleuves asséchés | au nom des populations asservies par des tyrans | au nom des autochtones réclamant le droit à leur territoire | au nom… | elle ne peut tout lire | elle s’emberlificote dans les tresses de lin, de chanvre, de coton| avant de s’effrayer d’une paire de ciseaux venus l’affranchir de ses liens (anthologie # 23)
Au n° 35 un homme s’apprête à poignarder un lion, le bras droit dressé au-dessus de la tête, gravure dans la pierre qui surmonte le porche et le portail en fer forgé orné de rosaces, noir tout entier, mais aux poignées dorées. Elle craint d’être le lion plutôt que le poignard. De ne pas savoir combattre l’autre force qui se dresse devant elle, d’être celle dont on ouvrira la gueule coûte que coûte. (anthologie # 22)
Au milieu du brouhaha, quatre danseuses occupent l’espace, virevoltant autour des invités avant de s’asseoir au sol sur les dalles de la terrasse. Cheveux plaqués, tenue couleur chair, elles enchaînent les mouvements, se désarticulant en rythme car une musique a surgi dans les arbres. Dans les mains de l’une, une pomme qu’elle lance à la plus proche qui la récupère dans un saut avant de la reposer sur la tête de la troisième et ainsi la pomme passe de main en main, de corps en corps. (anthologie # 17)
Elle a fini de raconter. Son regard revient vers lui, la voix éteinte, elle lui demande une faveur. Alors il sort de sa poche le livre qu’il lisait en attendant qu’on ait terminé sa toilette. Il lit longtemps pour elle, et craint de la fatiguer trop. D’une voix douce, il lit : « je suis sortie – tristesse à terre/ faute d’élan, le mouvement piège/ lassitude ordinaire/ désuète » ; il lit, une page, elle baisse la tête, paraît s’endormir ; deux pages, elle l’écoute les yeux fermés, terriblement vivante pourtant, comme éveillée : « je ne vois pas mon regard/yeux dans mes yeux/depuis quand bouche – l’abîme/les pieds, cette petite chose de gravité// je ne vois pas vivre mon corps/merveilleuse absence. » Tu l’as choisi exprès pour moi cet extrait ? | Non, j’en étais là, page 73, c’est un hasard. |Dis-moi le titre | Le titre ? J’ai appris à parler sur tes lèvres | L’auteur ? | C’est une femme, maman, Gracia Bejjani. | Merci. (anthologie # 16)