#anthologie #28 | Quand tout le reste s’enfuit

– Elle lève les yeux au-dessus de son écran, sur la cloison, le Van Gogh. Carte postale délavée, bleu-vert huilé épais de la mer aux Sainte-Marie, un bateau dans le fond, un peu gîté, il avance bien, il doit y avoir du vent. Lumière claire, pas beaucoup d’ombres, ce doit être dans l’après-midi, il fait beau, brise thermique, sûrement. Une belle journée pour naviguer, et pour peindre les bateaux, le soleil et la mer.

– À l’entrée du magasin, punaisée au-dessus de la caisse, une vieille carte marine surveille les étagères toutes remplies de cartes. Noir et blanc, juste un peu de beige pour souligner les côtes, mais des gris en hachures qui font toute une palette, des hachures croisées dans un sens et un autre, plusieurs sens différents qui font clair ou foncé, très clair, sombre, très sombre jusqu’au quasiment noir. Sur tous ces dégradés, italiques, gras ou pas, des chiffres, altitudes, profondeurs et de nombreux symboles, pictogrammes qui disent tout de la vie des humains, églises et châteaux d’eau, ou bien château tout court, et puis bien sur les phares, amers et sémaphores, architecture de terre pour les gens de la mer. En bas à droite, une ancre de marine en trait sombre et très gras, disons noir, décorum maritime installé en patron.

– Il sait que les étoiles bougent, mais elles bougent si lentement que pour lui, les dessins qui s’inventent par les petits points blancs, créent des formes immobiles, figures en pointillés qui se passent d’encadrements et de gardiens assis, en uniformes passés, noyés dans leur ennui. Son spectacle est total, il lui suffit de bouger à peine la tête pour changer de décor et pour changer d’histoire, Cassiopée, grande ourse ou bien cygne ou Orion, il a tout sous les yeux, juste en tournant la tête, il a la tête qui tourne.

– Au-dessus du comptoir, une gravure un peu jaune de cette île des Shetlands, celle de tout au nord, la noire Muckle Flugga. Au centre, les traits sont plus appuyés, plus sombres, on distingue nettement l’île, ses contours, l’eau tout autour en lignes continues légèrement ondulées, , plus foncées et plus sombres au centre de l’image, comme toutes les autres lignes. Les nuages dans les hauts n’existent que par leur contour, on les distingue des moutons parce qu’ils n’ont pas de pattes. Les bords de l’image pâlissent jusqu’au blanc, jusqu’au cadre en bois sombre tout orné de fioritures et d’anciennes dorures effacées par le temps.

– Pas moyen de t’endormir. La toile de ta tente te protège du dehors, de la pluie et du vent et de la vue des autres. Mais elle te cache aussi tout ce qui fait le dehors, te cache les étoiles, les animaux, les hommes, mettre un nom sur un bruit, une voix, un son étrange, ça te rassurerait. Tu as besoin de mots, de te mettre dans un livre comme dans ton duvet, ce soir ce sera Baudelaire et ses fleurs du mal, ton remède infaillible contre tes histoires de mots. Tu ne dormiras pas mieux, mais ce ne sera pas grave.

A propos de Juliette Derimay

Juliette Derimay, lit avidement et écrit timidement, tout au bout d’un petit chemin dans la montagne en Savoie. Travaille dans un labo photo de tirages d’art. Construit doucement des liens entre les images des autres et ses propres textes. Entre autres. À retrouver sur son site les enlivreurs.

Laisser un commentaire