Le livre est épais lourd volumineux. Pointe de fierté de tenir cette masse, de l’avoir entre les mains, disponible. Elle cale l’ouvrage contre le mur, droit comme statue. Comme statue, Chef Antoine debout sur la couverture cartonnée. Bras croisés, ventre généreux, le corps aussi accueillant que le sourire. Sa bouche moustachée, la malice de ses yeux. Elle garde le livre fermé quelques minutes comme pour laisser le chef s’installer chez elle, puis elle va vers la table des matières, vers la recette du jour. Après plusieurs années passées auprès de Chef Ramzi, elle ne cuisine plus sans Chef Antoine (il l’a remplacé, je le trouve plus précis, plus maniaque, si consciencieux). Elle connaît les recettes, les dosages précis mais elle aime mouiller un doigt, tourner les pages, s’arrêter, relire et sourire de retrouver ce qu’elle attend. La grâce d’une confirmation.
02 | elle aurait ces gestes
Elle ne va pas à la messe mais elle a son autel, dans un angle de la chambre. Quelques photos de saints à côté de la vierge en grand (ma préférée parmi eux tous, elle dit comme de parler d’une meilleure amie). Et le cierge, en permanence allumé. Elle ne prie pas devant, ce n’est pas nécessaire de s’arrêter, ils sont en permanence là. Sauf de nuit, elle va vers eux, sans prière et sans mots ; elle regarde de près chacun de ces visages tremblants derrière la flamme de la bougie. Ils finissent pas répondre, qui peut garder silence quand si longtemps scruté ?
06 | lente de nuit
Le Liban à la une, suite de tableaux maculés. Je m’arrête à chaque kiosque, parcours de petit Poucet vers le pays. Je déplie les journaux autant que possible pour voir en grand (je n’achète pas, il ne s’agirait pas de lire mais de voir). Chercher un angle de rue, une façade connue. Ma ville natale. Le désordre singulier de ses quartiers. Je reconnais le pays, il suffirait de redresser quelques pierres. Toutes les pierres et les bois et la ferraille. Les gravats. Relever quelques corps. Fermer les yeux, de loin réparer. Le pays en noir et blanc exposé, je reconnais des détails sans démêler le présent du passé, il pourrait s’agir d’archives ressorties des tiroirs. Qui me garantirait le réalisme actuel de ces tabloïds de presse française ? L’ancienne guerre, la même aujourd’hui, une guerre sur des photos écrasées.
19 | paradoxe du trop familier
Elle aurait été comédienne. Elle aurait joué le rôle d’une mère qu’elle n’était pas encore. Elle eût été la folle qu’elle ne sera jamais. Elle aurait joué la mère qu’on prive de ses enfants. Elle eût été la femme rendue folle par la cruauté du monde. Elle parle de cette scène comme si elle la jouait encore. Sur les planches et le public qui n’en revient pas (comment fait-elle, le serait-elle, folle déjà). Elle passera sa vie à s’éviter ça, basculer sous les coups de l’immonde.
21 | l’annoter
On a des chansons. On écoute les nouvelles, les annonces de couvre-feu. Mais on passe aussi les chansons. Certains préfèrent Sabah, tant qu’à faire autant chercher la joie. D’autres se raccrochent à la gravité de Fayrouz comme pour pleurer plus librement le réel. On danse quelques fois, maladroits amnésiques.
23 | encore plus bas, ces mots
J’aime beaucoup dans le prolongement de la 19 la variation des temps et des modes qui donne comme une dimension intemporelle à ce fragment. Comme un rêve.
merci Betty, c’est beau de penser « rêve » pour fragment, merci