#anthologie # 28 | l’art en ital. dans le texte

#anthologie #06 | seuls les oiseaux
Il est seul au monde ton père disait ma mère. Question de point de vue. Il avait plutôt un monde dans la tête, son monde à lui. Il n’en parlait pas. Sans doute, quand il ne répondait pas à une question ou qu’il quittait la pièce sans rien dire, ou qu’il faisait quelque chose sans se préoccuper de personne, sans se justifier, sans demander à quiconque si ça gênait, il semblait bien être seul au monde. Pourtant, il parlait beaucoup, il se parlait beaucoup, en dedans. Le monde, il le recevait en écoutant seul et fort la radio; en regardant seul et fort la télévision; en lisant seul le journal. Il n’en commentait rien du monde qui peuplait sa tête, jour après jour, de tout un tas d’inquiétudes. Parfois, glissait-il dans un souffle c’est quand même triste. Il parlait à sa femme, il parlait à ses enfants, il parlait à Paul, il parlait à ceux à qui il dirait deux mots quant il les verrait. Dans sa tête. Il leur disait les mots forts, les mots d’amour, les mots tendres qu’il ne prononcerait jamais, sauf à sa petite femme. Ma petite femme, ça, il le disait. On pouvait penser qu’il aurait aimé vivre seul parce qu’il ne supportait pas les petits dérangements venus d’autrui. Mais la solitude lui pesait. Ça, personne ne le sait car personne ne l’a vu pleurer quand il passait des journées entières de solitude, restant en pyjama, buvant simplement un café noir le matin avec une tartine de miel, n’allumant même pas la télé. La tristesse efface les envies. Les siennes étaient simples. Seul, elles disparaissaient. Seuls alors les oiseaux lui apportaient un peu de légèreté. Il regardait les mésanges, le rouge-gorge, la bergeronnette, les pies, assis depuis son fauteuil, la tapette à mouche posée à côté de lui. Seuls les oiseaux qu’il n’entendait plus lui tenaient compagnie, parfois aussi un couple d’écureuil,

les photos accrochées au mur aussi, à la place d’un reproduction de tableau, mais quel tableau absent aurait pu prendre place sur le mur du salon entre la télé et la baie vitrée, La Joconde ? _La laitière de Vermeer, plutôt, comme il y en avait tant dans les fermes autour. Il ‘aurait regardée, aurait pensé à sa mère, à sa tante, il se serait souvenu du lait bourru versé dans un bol de café, une soupe, de cette odeur du lait lorsqu’elle se mêle à celle des bêtes, en regardant pensivement, perdu tristement dans sa solitude, il se serait souvenu de son frère avec qui il cavalait enfant dans les près, de son cousin et des truites braconnées à la main. Mais il n’y avait pas de Vermeer. Alors,

il regardait les oiseaux et revoyait les années où avec sa petite femme ils allaient danser. Seul, le passé le submergeait, le futur l’angoissait. Qu’est-ce que vous allez faire? Hein? Quand je ne serai plus de ce monde.

#anthologie #03 | la tapette à mouche en plastique vert
Je suis tombé sur la tapette à mouche en plastique vert. Si c’était une raquette de tennis, j’aurais dit qu’il y avait des trous dans la raquette. Mais c’est une tapette à mouche en plastique vert. J’aurais voulu la prendre mais je ne pouvais pas. Elle était posé là, sur l’étagère, dans ce qu’on appelle l’écurie. Je l’ai longtemps regardée. Je me suis dit, dans ma tète, il y a des trous dans la tapette comme j’aurais dit il y a des trous dans la raquette. La dernière fois que j’ai entendu l’expression, elle venait d’un haut fonctionnaire du ministère de l’enseignement supérieur. Il avait dit: « il y a des trous dans la raquette mais… ». Mais quoi? Je ne m’en souviens pas. Là, devant la raquette en plastique vert ça ne m’est pas revenu. Il voulait dire qu’il y avait encore du boulot, que c’était pas gagné, qu’il restait du chemin à parcourir, que ce n’était pas parfait. Il a dit: « il y a des trous dans la raquette mais… ». Et moi, là, devant la tapette à mouche en plastique vert, je l’entendais parler de raquette. Je la regardais la tapette. Et plus je la regardais, plus je voyais un homme la tenir et sourire. Il la tenait comme un sceptre la tapette à mouche en plastique vert. Il était assis sur un fauteuil en cuir, en short, avec des charentaises trouées et un tee-shirt rouge délavé. C’était l’été. Il y avait des mouches. L’homme parfois disait saleté de mouches. Quand il ne brandissait pas la tapette à mouche en plastique vert, il la gardait posée à sa droite sur le fauteuil. À sa gauche, reposait la télécommande de la télévision.

Ça aurait pu être une installation. Un artiste aurait disposé disons dans un musée, un intérieur de maison populaire ou qu’il aurait jugée populaire en tant qu’artiste ou qui aurait ressemblé à l’intérieur de chez lui enfant ou à l’intérieur de ses grands-parents quand il était enfant. Et cet artiste, non, cette artiste aurait été attentive aux détails. Il y aurait eu sur l’accoudoir d’un fauteuil une tapette à mouche et une télécommande mais la tapette à mouche aurait été rouge et neuve, mais il y aurait eu un exemplaire de journal sur une table basse ouvert à la page des mots croisés avec un crayon à papier et une gomme, un verre à moitié plein, une télé, une photo dans un cadre en bois sur un buffet…

J’ai finis par prendre la tapette à mouche. J’ai fendu l’air avec comme Zorro, pfffft pfffft pfffft, et j’ai chanté « un Z qui veut dire Zorro ». Je me suis promené avec la tapette à mouche en plastique vert, elle était vraiment abîmée, trouée, déchirée même. J’ai fait le Z de Zorro deux ou trois fois puis j’ai porté l’estocade, à la fin de l’envoi je touche. Puis j’en ai eu assez. Je n’avais pas envie de jouer. Je l’ai prise contre ma poitrine la tapette à mouche en plastique vert, comme un fusil porté au garde-à-vous mais pas comme un soldat, comme un gamin qui se souvient. Je tenais le manche de la main droite, la man gauche était posée à plat sur le filet déchiré mais pas assez pour faire rire les mouches. Je l’ai gardée comme ça un moment au chaud de ma main la tapette à mouche en plastique vert. Je rêvais ou bien je me souvenais ou je ne pensais à rien, je ne sais plus. Je l’ai reposée sur l’étagère. Cette tapette, c’est le genre de tapette à mouche en plastique vert qu’on ne jette pas.

#anthologie #10 | Polaire
Elle a seize ans, elle rejoint Paris où vit déjà son frère. Il est dans la chanson, le music-hall, le caf-conc. Elle débute très vite à l’Européen, 5, rue Biot, Paris, dix-septième arrondissement. Elle ne le sait pas encore mais elle va devenir une vedette. En avait-elle l’ambition? Elle est morte depuis dix ans quand Georges Simenon qui écrit depuis l’Arizona l’évoque dans une enquête de Maigret. Elle marque des générations de spectateurs. Elle est moquée dans l’Assiette au beurre. Elle a trente-neuf ans, elle fait la couverture d’Iskry. Le magazine affiche son visage en gros plan. Elle porte au nez un anneau. Il découvre cette image, ce ne peut pas encore être un piercing mais l’idée est là. Elle a seize ans, elle quitte l’Algérie. Pendant la traversée en bateau elle rêve à ce qu’elle pourra faire à Paris. Elle a du mal à contrôler sa joie. Le soir, elle danse dans le noir, rejette la tête en arrière les cheveux détachés. Son corps élastique semble parcouru d’électricité. Personne ne le voit, pas encore. Bientôt, ça viendra vite, il sera vu, commenté, croqué, désiré. Elle a six ans, il est dit d’elle que c’est une petite noiraude à la tignasse de Mauresque. Elle a la peau mate, les cheveux épais, aile de corbeau, les yeux comme deux amandes sombres. Elle ne tient pas en place, cavale pieds-nus avec les gamins du village. Ils sont plus âgés qu’elle mais elle les suit partout. Les vieilles Berbères sont ses fées. Il n’a pas encore entendu parler de sa taille mais dès qu’il voit la photo il la reconnait. Elle est assise, on la voit de dos, le visage tourné vers la gauche.

Elle n’a pas encore vingt-et-un-an, le grand Toulouse-Lautrec la caricature en pantin dans une robe jaune pour Le Rire. En bas, la signature de l’artiste, dans un cercle le T et le L liés pour former une sorte de signe chinois, le T devenant F, formant un A lié au L, à droite sur trois lignes 
Que de Paimpol à Sébastopol erre
Le vieux monsieur, l’air pot, l’air pot l’air.
Pourrait-il dégoter étoile plus… polaire?
On voit déjà dans la manière de se tenir qu’a saisi le peintre qu’elle ne bouge comme personne. D’autres portraits suivront, d’autres caricatures aussi.


Elle a cinq ans, son père meurt d’une mauvaise fièvre. Sa mère lui raconte que son grand-père a été condamné à sept ans de villégiature forcée en Guyane pour avoir participé à la Révolution de 1848. La Guyane puis l’Algérie, pour les citoyens récalcitrants. Il s’attache à cette danseuse de music-hall à la taille si fine. Il se demande comment en faire une histoire. Elle a quarante ans quand la Guerre est déclarée. Elle est chez Lecomte, le coiffeur de la rue Daunou, lorsqu’elle l’apprend. Elle part à Londres. Puis en Amérique. Elle revient à Paris. L’année suivante, un soldat avant de partir au front lui offre le bracelet que portait sa mère, morte. Elle a cinquante-cinq ans, elle est dépressive. Elle est seule. Les contrats se font rares. Elle joue peu puis elle ne joue plus. Il se caresse le menton, le regard dans le vide, il l’imagine, seule chez elle, basculant la tête penchée en avant, cheveux détachés, secoués par les sanglots.

#anthologie #17 | lieux de vie
Lautaro ne dormait pas
27 décembre 1990, Carrer del Lloro, Blanes, Espagne
J’étais monté quatre à quatre, une bouteille de vin à la main. La porte de l’appartement était entrouverte, je n’avais qu’à entrer. Roberto Bolańo m’accueillit une cigarette à la main et le sourire affectueux. Derrière lui, Carolina essayait de calmer Lautaro. Elle me sourit aussi, m’indiquant d’un haussement d’épaule que le gamin n’arrivait pas à s’endormir. Elle s’assit sur une chaise de la cuisine, remonta son pull et lui donna le sein. Lautaro s’endormit en tétant. Il s’était endormi vite, le temps que Roberto me serve une bière et se fasse un café. Il me parlait de poésie, d’auteurs que je ne connaissais pas. Il avait encore peu écrit. J’avais lu dans une traduction anglaise Consejos de un discípulo de Morrison a un fanático de Joyce et quelques poèmes. Je me souviens que Carolina nous avait rejoints après avoir couché Lautaro.

Je me souviens d’un livre de Borges, posé à côté de la machine à écrire, Historia universal de la infamia, la version originale de 1935.

Je me souviens que je me sentais bien et que nous avions mangé des calamars. Je me souviens que j’étais parti très tard. C’est quand même pas grand chose comme souvenirs.

#anthologie # 19 | même pas en photo (extrait)
Le pantalon pattes d’éléphant en velours orange qui était porté avec quel type de chaussures?
Les lunettes de soudeur, posées sur l’établi au bois gras, dans l’atelier éclairé par un néon qui clignote longtemps avant de se fixer pour donner une lumière blanche. Comment prend-on la photo d’un néon qui clignote? 
Les roses commentées chaque année car elles n’éclosent pas au même moment et ne viennent pas du même endroit, regarde comme elles sont belles, nous les avions achetées à la roseraie de M. avec ton père.
La prison, rasée. Sur son emplacement, aujourd’hui, l’université.
Le camion de livraison de celui que j’ai toujours entendu appelé « le grand-père ». Il livrait du vin. Partout. Dans les auberges, dans les fermes, dans les bars, et il y en avait des bars.
Ta tête, au théâtre où tu n’allais jamais, au théâtre donc pour voir Piccoli que tu adorais dans Minetti au TNP, oui, ta tête à la fin du spectacle, au moment précis où tu répondais à « ça t’a plu? », non pas à ce moment précis, juste avant, lorsque tu préparais ta réponse et qu’elle s’affichait sur ton visage, « bof ».

Un commentaire à propos de “#anthologie # 28 | l’art en ital. dans le texte”

  1. (pour la tapette à mouches,j’ai pensé à cette chanson qui faisait « un rat est entré dans ma chambre » etc…) (« je l’ai pris entre mes bras blancs » etc…) (à cause de Simenon j’ai pensé à Joséphine Baker, mais en vrai non – la Callas quand elle se penche en avant et pleure,rideaux fermés) (d’ailleurs très tard rime avec calamars) (et en tout cas ça marche…)

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