5 : La petite fille à jamais restée au seuil de la grotte raconte les corps qui dorment et qui meurent. Elle est déjà, soudain, une vieille femme. Elle est là, dans sa cuisine, seule, à radoter l’histoire de ces soirs où l’on entrait dans la forêt pour leur apporter de quoi manger. Elle a perdu la tête. Elle ne sait plus si elle s’appelle Séraphine ou Florida et elle n’a pas d’âge. Elle est fatiguée. Des noms reviennent, et des peurs. Elle voudrait qu’ils sachent. C’est l’histoire de ceux à Joliet qui vivaient dans une grotte en bas le Grabou. Séraphine est restée avec eux, dans la nuit.
23 : Ils ont creusé dans la molasse. La roche est friable mais creuser, quand on n’a pas d’outils modernes, c’est pénible. Ils ont creusé sous la rivière. Ils se sont enfoncés toujours plus profond pour avoir chaud. Ils ont réveillé des monstres, les ont dessinés, les ont imaginés. Ils ont gravé leurs noms sur les murs, se sont succédé, ont combattu des animaux sauvages, ont prié. Puis ils sont devenus eux-mêmes fantômes, mythes, obsessions dévorantes dans l’esprit des enfants. Ils étaient là et ils les regardaient dormir. Ils n’avaient plus de noms, plus de vie, mais ils étaient là, tapis dans les recoins qu’on avait oublié d’explorer.
26 : La vieille dame est devenue sauvage. Elle est postée à l’entrée de la grotte et elle canarde quand ça bouge, la nuit. Le jour, elle cueille des baies avec les petits, elle leur caresse le visage, elle rigole, mais il y a dans son regard une ombre. La nuit vient : elle s’immobilise. Jamais elle ne dort, c’est trop dangereux. Elle a dans la tête ce petit corps qu’un matin avant l’aube il a fallu porter, un corps si léger qu’on n’aurait pas cru que ça ait pu vivre, un corps qui chaque nuit sort de terre pour dire à la vieille dame que les autres, il ne veut pas qu’ils viennent.