#anthologie #28 | Émotions intimes par diverses formes d’art

1) Ils ne disent pas « uniforme », ils disent « combinaison ». Toutes taillées pareilles, mais les couleurs varient. Il n’a pas choisi. Il s’est sont vu confier celle du dessus de la pile quand son tour est venu. Dans le vaisseau spatial, pressurisation et climatisation maintiennent une constance de température et d’humidité, qui rend la transpiration improbable. Les combinaisons sont passées tous les décadis aux ondes antibactériennes. Leur remplacement est inutile. Lui, dans sa doublure, est cousue une miniature. Un ovale. Un portrait qui ressemble à un émail, dans un sens un visage d’homme, quand on le retourne le visage de dieu. Dieu n’existe pas. Dans les cours de terraformation, on apprend qu’il n’y a pas plus de créateur que de fatalité. Dieu n’existe pas mais son visage existe. Il ne l’a pas vu depuis le décollage. Dès qu’il pense que personne le voit pas, il caresse la miniature à travers le tissu.

2) Elle avait dit aux copains venez m’aider, on repeint les étagères. Forcément ça serait sympa, on rigolerait, on boirait un coup, ou du thé, on l’aimait tous bien, on ferait ça, oui, on viendrait. J’arrive il y a déjà trois ou quatre pinceaux en action, sur les étagères débarrassées de leurs objets, de leurs livres de leurs photos, mais toujours fixées au mur, pas retirées. Je ne dis rien. Je n’en pense pas moins. Chez moi on aurait dit c’est du travail de cochon. Mon grand-père qui avait appris à ma mère qui m’avait appris à préparer les supports, dévisser, poncer, mettre l’apprêt, attendre, recommencer, à passer une première, en croisillons, à rattraper la goutte, à laisser le chantier propre pendant que ça sèche, à passer une deuxième couche, à la fin tout réinstaller, bien nettoyer les outils. Elle avait choisi un rose pâle. Ce n’est pas ma couleur préférée. C’était son choix. Je peignais, contorsionnée car on n’avait pas enlevé les planches, je ne disais rien, en tout cas là-dessus, parce qu’avec les autres on bavardait. Après est arrivée celle qu’on ne s’aimait pas trop, mais ça ne faisait rien, pour elle on faisait comme ci. Elle était assise en tailleur, bien droite ou tordue pour peindre par en-dessous. Les autres ça ne les gênait pas, je pense tout à coup, parce qu’ils sont danseurs, peut-être même du yoga, c’était son monde, la danse, et je me demandais, parmi les photos enlevées, là elles étaient entassées, mais je la connaissais sa piaule, depuis le temps, toutes les deux si souvent si longtemps à philosopher, oui je crois que c’est ce qui définit le plus précisément nos discussions, la vie, l’amour, la mort, les relations aux autres, elle était si entière. Si souvent si longtemps à philosopher que je les connais ses photos et tout en peignant je me dis il n’y a pas chez elle de photos de ballet, de pointe, de saut, de poses compliquées. E. (ou M. ?) un bouquet à la main, en train de saluer, oui, il y avait ça. Mais la chorégraphie, peut-être la tenait-elle en trop grande estime pour la figer sur cliché ?

3) La masse de la locomotive est suggérée par des aplats noirs s’estompant dans une ligne vaporeuse, le fracas des roues sur les rails, par les bordures rouge étincelle qui hurlent autour des traits blancs des cercles pas tout à fait fermés, trois grand et un petit devant, la vitesse est en marche, et les lettres n’ont pas le temps d’être vues en entier par nous qui sommes au bord du champ, qui devinons quand même, stylisé, « Nord Express », les engrenages sont faits de cercles moitié blanc moitié noirs, diversement tournés, reliés par des cônes en deux dimensions sur l’affiche encadrée au mur. De la postérité du ferroviaire dans la décoration.

4) Dans le grand meuble en bois verni contre le mur, une niche , dans la niche un bateau. Le rêve d’un bateau. La patience d’un matelot. Une maquette en bois, avec des voiles, avec trois mâts, avec des hublots, des cordages, une maquette de bois verni. Un chef d’œuvre de minutie. Mais quel pavillon battait-il ?

5) Je triche : l’œuvre d’art y est déjà, signée Michelangelo Pistoletto

A propos de Laure Humbel

Site internet : Sur mes tablettes, laurehumbel.fr. Dans l’écriture, je tente de creuser les questions du rapport sensible au temps et du lien entre l’histoire collective et l’histoire personnelle. Un élan nouveau m'a été donné par ma participation aux ateliers du Tiers-Livre depuis l’été 2021. J'ai publié «Fadia Nicé ou l'histoire inventée d'une vraie histoire romaine», éd. Sansouire, 2016, illustrations de Jean Cubaud, puis «Une piétonne à Marseille», éd. David Gaussen, avril 2023. Un album pour tout-petits, «Ton Nombril», est paru en octobre 2023 (Toutàlheure, illustrations de Luce Fusciardi). Le second volet de ce diptyque sur le thème de l'origine s'intitule «BigBang», la parution est imminente.

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