#1# Lieu public
En rentrant se demander jusqu’à quand les mots jetés par pleines poignées à côté des gens comme les grains pour les poules.
La gueule à promesses : sur le modèle des machines des fêtes foraines où tu frappes un punching – ball pour mesurer et exhiber ta force (tu te retournes vers les curieux en te massant le poing, sourire bravache et satisfait, clin d’œil, tu recules d’un pas ou deux, tu t’élances, la totale en somme !) on installera sur les places des marchés un stand : le gueuloir à promesse (GAP) comprenant une figure grimaçante juchée sur une sorte de totem et un dispositif de recueil des paroles ; chacun sera ainsi invité à hurler dans le cône en cuivre une ou plusieurs revendications-promesses de son invention : des dents pour les poules ! plus jamais jamais ! des sexes à pile ! des poils à frire ! les mères à boire ! un nom pour tous ! une bestiole en bois ! le retour de l’éternel ! un balai à deux manches pour les ambidextres ! une porte tournante pour les ambivalents ! à chacun selon ses moyens ! un aller pour cent retours ! etc… la qualité de l’annonce sera évaluée selon son originalité, son universalité, sa pertinence, sa profération, et sera attestée par l’émission de rots plus ou moins tonitruants sous le regard illuminé de la GAP.
#4 | Habiter
J’ai habité dans des lieux dont je n’ai presque plus aucun souvenir, principalement des chambres d’étudiant, à Saint Étienne ou encore à Aix-en-Provence. Parfois un détail, une ambiance, une couleur (dans la pénombre des odeurs luisantes de meubles en bois foncé). Le morceau d’image surgit toujours de manière inattendue, derrière lui ses reliques, comme l’ancre hisse ses breloques d’algues. Depuis la fenêtre j’entends les bruits de la rue, des voix, et maintenant des pas dans l’escalier. C’est un escalier en bois, étroit. Les marches craquent, grincent, gémissent en fléchissant légèrement sous le poids. Pas de véritable porte sur le palier mais des rideaux lourds, épais, rouge foncé, comme au théâtre. Je suis couché. J’attends. Je ne sais pas si habiter des fragments c’est toujours habiter.
#5 | La gardienne.
Moi la sinistra traîne galoche et grand cabas j’ai forcé ma voix des hurleries contre tous les vents qui voulaient m’emporter. Je me suis laissée dessécher à force d’eau venue des yeux comme deux sources brûlantes. Pourtant je continue. J’avance noire d’insecte sous le soleil blanc. Elle a soixante ans. Dans la salle d’arts plastiques elle colorie un mandala, elle tire un peu la langue. Petite elle apprend à aimer les couleurs. À l’école je peins l’assiette décoration à accrocher sur le mur pour la fête de fin d’année : un chalet avec une lumière jaune à la fenêtre, foncé sur le blanc de la neige, le sapin vert planté à côté, bras ballants. Elle a dix ans elle marche toute raide dans le corset trop serré, elle a du mal à respirer, elle étouffe. À plat ventre sur la table de massage je soulève les poids au bout de mes bras maigres. Sa mère répète tiens-toi droite. C’est pour ton bien, c’est le docteur qui l’a dit. Elle vient de naître elle va peut-être mourir d’une maladie. Je sors dans le couloir de l’hôpital. Je souris pour la première fois dans les bras de mon père. Elle a sept ans elle attend son retour pour qu’il lui donne des feuilles de papier calque : elle copie les images du catalogue. C’est toujours sale et froissé quand j’y mets les doigts. Elle a quarante ans. Elle a un cancer du sein. Elle se soigne avec les plantes et la nourriture du magazine qui sait ce qui fait du bien. Elle a soixante-douze ans elle marche sous le chapeau-soleil. Sa main est dans la mienne. Mon temps se dissout dans le sien.
#7 | d’herbe de nuit et de papillons
J’imaginais les avions soulevés par leurs nuées de papillons bleus – les mots pour se rejoindre irisaient le ciel des continents comme des bulles de savon. Je me souviens des hommes-oiseaux silencieux de Folon, ils se détachent doucement du sol, écartent délicatement leurs bras devenus ailes, lentement s’élèvent dans l’azur. Une douceur étrange brasille loin au cœur d’une immense peine.
#25 | odeurs
Elle dit : cette ville pue on marche sur ses tripes. Derrière nous devant nous autour de nous la foule compacte de la manifestation : ceux qui poussent leur vélo, celles qui brandissent les cartons avec les caricatures des politiques grimaçants, avec les slogans – tu nous mets 64 on te met 68 – ceux qui avancent un enfant sur les épaules, ceux qui chantent, celles qui discutent. Dans la chaleur, arrêtés maintenant en marge du flux, on parle Faulkner on parle écrire on parle pas tout laisser passer quand même. C’est là qu’elle annonce qu’elle va partir à la campagne, dans son auvergne natale, le calme, l’air frais, parce qu’ici…