#anthologie #28 | arc et foudre


#22 / les sculptures de Sonja, son visage concentré sur le feu d’artifice quand elle soudait (elle avait commencé un alphabet de métal, ses lettres en vrac dans l’atelier, le e et le f très tenus, en arcs pincés, le m, cette question du m qui l’avait travaillée, dans la poubelle des m qui ne lui plaisaient pas, et elle ne savait pas encore quels mots elle formerait à partir de ses lettres, elle qui parlait si peu de son travail, qui n’aimait pas parler de son travail, entièrement tournée vers le « faire », pas le dire, se demandant ce que je pouvais bien vouloir la première fois, et pourquoi, incrédule, ne voyant pas ce qui pouvait se passer, ce que ça pouvait donner, et puis la deuxième fois j’étais revenue avec un texte sur ses femmes noires, avec un autre texte sur ses copeaux géants, et puis un autre sur l’atelier lui-même (dont j’ai appris plus tard, après sa mort — une mort de centre de la nuit sans signe annonciateur, corps endormi, ventricule immobile — qu’elle l’appelait « l’étau »), comprenant que je n’avais pas besoin d’elle pour cette question de la parole donnée, qu’elle pouvait me laisser m’en charger, et qu’il suffisait qu’elle continue à faire, moi assise en silence dans l’étau, elle oubliant bientôt que j’étais là, sa visière de métal baissée, le feu de la soudure, ses tâtonnements à ciel ouvert, l’intimité installée comme l’air passe, librement, les à bientôt, car nos rencontres étaient faites de à bientôt jusqu’à l’impensable de la nuit qui change les bientôt en jamais, et est-ce qu’elle aurait écrit « bientôt » avec ses lettres de métal, je suis allée à l’inauguration, le rond-point à son nom, un copeau gigantesque au centre, le maire et son discours écrit comme un article de journal parce qu’il faut bien remplir les cases, et la grande glissade terrible, tout ce temps qui avait manqué, tout ce temps des petits détails, d’où elle venait, par quoi ou qui elle avait commencé à sculpter, son visage si ouvert, très tenu, arcs pincés, qu’on ne reconnaissait pas à la morgue, et aujourd’hui, parce que je cherche son nom, je trouve ses copeaux géants rouillés sur fond de parc et d’arbres, je trouve ses femmes noires exposées contre un mur de pierres, mais pas son alphabet — qu’est-ce qu’on a fait de la poubelle, on a tout jeté ? — et puis tout à coup d’autres images, une ligne de silhouettes d’argile peintes, confectionnées dans une école primaire, sur le thème « Le Chœur des esclaves », et voilà tous ces petits élèves en photo au travail avec Sonja, à peindre et à modeler une foule, une foule insolente, et je la reconnais dans les doigts enfantins, dans la fabrication collective d’une foule bizarrement ventrue, bizarrement sidérée ou réjouie et qu’on appelle esclaves pour les assigner-là, à cette tâche-là, faite par qui se lève à l’heure dite, obéit à l’heure dite, obligé de grandir compressé de données comptables et pourtant prêt à rire, à faire malgré tout, en chœur, je retrouve bien Sonja et sa façon de déjouer les courbes, de déjouer les pressions et les tensions des armatures en se servant de ce qui est armé, en prenant à son propre jeu, en mêlant au métal ce qui ne doit pas se mêler au métal, et à l’argile une lignée de spartacus moqueurs — vandalisée depuis, car le monde n’est pas de taille face à ce que Sonja pense et ne peut que gommer)

A propos de C Jeanney

or donc et par conséquent, je fais ce que j'ai à faire sur mon site tentatives

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