#anthologie #27 | Trois images de la vie d’une femme

Oublié au fond de la mémoire, au fond du tiroir familial, ton vieil album photos est figé dans l’ailleurs. Il attend qu’on vienne te chercher. Qu’on déchiffre le nom des rues, les lieux effacés pour ne pas qu’on t’oublie. Il sera là jusqu’à ta disparition. Il est une image de toi qui attend, inchangée, qu’on te reconnaisse.

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Il faudrait faire le deuil de ses visages. Reconnaître ça à celle qui s’acharne. Que c’est quand même un visage son sourire sans dent. Un trou comme un puits dans la mâchoire. Avec l’affaissement des lèvres. Les tissus violacés. Les racines arrachées. La bouche encore humide des chicots tombés au sol sur un paquet d’étoffes. L’histoire d’un visage pur de jeune fille oubliée, retombant sans cesse dans ses douleurs d’avant. Les eaux noires où s’amassent les dents de lait d’une petite fille souriante. Reconnaître que ce n’est pas pareil à présent. Le visage ne tient plus. Il tombe. Les lèvres pendent. Elles s’affinent. Revoir la pince qui arrache les dents, ampute le crâne. Les dents. Celles qu’on n’a pas pu sortir soi-même devant l’effroi de l’enfant et la peur de la septicémie. Elle arrête de tirer sur les chairs et le sang des plus profondes molaires gicle sur ses joues, inonde ses mains, recouvre ses poignets. La gorge tiède de sang. Les lèvres couvertes de rouille. Il ne reconnait plus sa mère. Il faudrait faire le deuil de son visage. Suis morte dit la voix de petite fille édentée. La bouche vidée après le grand dépeçage, salie par le souvenir de l’ancienne bouche, l’autre retombant chaque fois, l’appelant sans cesse à retourner au puits retrouver le vide, l’écho du cri. Sa douleur d’enfance. Visage d’amour sans dent, visage brisé, atroce de près, repoussant le visage terrifié de l’enfant. Réduite à ça celle qui s’acharne. Au réveil ton visage porte une douleur lancinante. Une douleur de matraques, de coups, de piétinements dans la mâchoire. Reconnaître que c’est fou quand on y pense, de ne plus avoir mal et d’avoir aussi mal pour un seul et même visage.

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Je vois la ville et c’est très sombre. Très loin aussi les deux tours. Le foisonnement de la grand’Rive. L’éclat du port et des bateaux. Le clapotis des bouées. Le chant des mouettes. C’est très loin. Très sombre. Les deux tours et la maison hantée. Il faudrait pouvoir vérifier. Il faudrait pouvoir dormir une ou deux nuits pour s’assurer de ça. Jean pense que j’ai perdu la tête. Il dit que les pierres que je ramasse au bord de la rivière ne sont qu’un amas de vieilles caillasses foutues. Il pense que je ne fais plus la différence entre l’eau qui stagne sur la berge, et l’eau croupie qui inonde la maison. Je la goûte. Je sens la fraicheur de l’eau qui monte depuis la ville. L’odeur de la marée qui glisse doucement le long de mes joues, le long de mes narines, et qui explosent au souvenir de la bouche. Au souvenir de mes dents. J’arrive dans la ville à pieds après une marche de cent jours. Les jambes engourdies par la vase. Par les vers de vase qui nettoient mes orteils, qui dévorent mes peaux mortes de petite vieille, ma peau très blanche, mon corps très blanc de vieille femme déjà pliée au fond, de vieille peau naufragée de la rivière, de la marée, de la vase, du port, de l’eau croupie de mon salon où je marche la bouche remplie d’algues et de boue. Je vois la ville et c’est très sombre. Très loin aussi les deux tours. J’avance dans l’eau froide, le sol aux genoux, le corps enchevêtré, usé, débordé, repoussé dans l’eau froide, je me déplace à tâtons, une main posée sur le dossier du canapé dont je distingue à peine les contours ensevelis de glaise. Les objets de la maison disparaissent. J’étouffe un cri. Je reste là à regarder la ville. Je ne suis plus une forte tête. Engourdie par les eaux, je me laisse glisser au souvenir de la ville.

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A propos de Camille Bréchaire

Camille Bréchaire vit et enseigne la littérature à Angoulême. Il lit et écrit dès qu’il le peut.

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