#anthologie #27 | objets d’amour et de douleur  

Un homme parcourt inlassablement les couloirs de son appartement. On dit les couloirs alors qu’en fait l’appartement est de dimension tout à fait raisonnable, voire même petit. Cependant les déambulations incessantes, les aller-retours lui font parcourir des kilomètres. L’expression « il tourne en rond » ou « mais arrête de tourner en rond, tu nous fatigues à la fin » en plus d’être pléonastique pourrait prétendre à décrire cet état d’agitation, d’instabilité, ainsi que ses  empiètements sur l’entourage, à son tour pris de vertige (ici deux femmes, qui essaient tant bien que mal de tenir un semblant de tranquillité et de constance) mais il faudra s’interroger ultérieurement sur ces rondes insensées (à la fois incompréhensibles et dénuées d’intention motrice claire), tout en supposant pour l’instant qu’elles visent avant tout à épuiser une substance – brûler le carburant même de la marche incessante. Parfois il va s’assoir sur un fauteuil, dans un divan, mais peu importe, le corps n’y est pas, il est tiraillé expulsé vaporisé ailleurs dans des bulles, des sortes d’implosions qui lui imposent alors de se relever, recommencer à marcher, mû par une force étrange, impalpable et inexplicable. Il se déplace sans vraiment voir ni entendre quoi que ce soit de ce qui se déroule autour de lui, comme si des mondes totalement étanches les uns aux autres cohabitaient dans le même espace : le décor de l’appartement ou de la maison (non précisé mais de peu d’importance), les deux femmes et leurs commentaires : parfois elles s’adressent l’une à l’autre en l’ignorant totalement, parfois l’une d’entre elles l’interpelle, sans résultat probant, enfin l’alchimie interne qui gazéifie sa présence. Quelquefois son regard accroche un objet tout à fait insignifiant : le fauteuil qu’il vient de quitter, une boîte métallique, une gamelle. Alors l’appartement (ou la maison) se remplit de larmes. On n’a pas encore abordé la mécanique du « tourner en rond ». Le lecteur lui aussi, tourne autour.

cf. anthologies#16 | confusions

Il vous faudrait écrire le livre parfait du souvenir. Telle est l’instruction qu’il a reçue au téléphone, avec promesse de trouvailles conséquentes si jamais l’entreprise était couronnée de succès. Depuis bien sûr il farfouille dans sa mémoire, il inventorie, s’engage dans un travail de recherches.  Il sait qu’il en existe de toutes sortes : les bons et les mauvais, les bons qui se retournent en mauvais et vice-versa, les livres de souvenirs de vacances, qui peuvent comprendre des photos des notes des dessins des écritures griffonnées sur les pastels, les livres des souvenirs à venir, avec les photos des enfants qui naissent et grandissent : « tu te souviens ce jour où… tu as vu comme… » qui peut se transformer en livre des souvenirs dépassés quand les enfants meurent ; les albums de famille, les recueils de témoignages, les inventaires de rues numéros boutiques habitants, les prospectus publicitaires, mais toutes ces catégories sont arbitraires et confuses dans l’entreprise de collection inachevable. Fabriquer le souvenir à venir c’est déjà du passé et du futur mélangé, c’est comme la traîne de la mariée encore vive sur les marches alors que la robe s’obscurcit déjà dans l’ombre humide de l’église. Il a également en tête le livre des souvenirs morts : ceux à qui plus personne ne parle, celui des souvenirs en conserve, qui ne comptent pas vraiment, les souvenirs génériques et préfabriqués, celui des souvenirs hurlants dans le cœur comme la chouette clouée sur la porte. Dans un grand désespoir il décide d’aller demander conseil à un ami qu’il tient pour solide, un qui sait y faire avec la vie, qui n’a pas l’air trop encombré. Tous deux réunis il expose son projet, s’enferre dans les explications. Ensuite ils se taisent demeurent longtemps sans rien dire. Un mot vient parfois, scintillant d’un petit éclat brillant et fragile, comme un phare dans la nuit. Un mot de présence retrouvée, apte à laisser vivre plus clair.

cf. #anthologie #07 | souvenirs d’herbe de nuit et de papillons.

Il saute aux yeux dès l’ouverture de la porte : en plein au milieu du premier bureau du deuxième étage un seau anodin, un bête seau en plastique, habituellement utilisé pour recueillir les produits nécessaires aux travaux de nettoyage. Peu importe sa couleur qui en l’occurrence n’ajoute ou ne retranche rien à l’affaire. Le seau est à prendre comme un symptôme ou un signe, il appartiendra (peut-être) au lecteur de trancher, éventuellement de décider s’il a également pour effet de remplir plusieurs fonctions selon les personnes concernées au premier ou second chef par le dit seau. (Il reviendra également au lecteur d’apprécier l’importance relative et changeante qu’il peut prendre selon les moments, pensées et relations entre les différentes personnes réunies dans le bureau spacieux.) Pour l’instant contentons-nous de préciser que la pièce claire et moderne présente toutes les manifestations d’une construction récente, pensée pour être agréable, fonctionnelle, accueillante. Les tons du sol et des murs sont en suffisante harmonie tout en évitant le linceul de la monotonie, le mobilier est de bonne qualité, confortable, plaisant sans être ostentatoire – de larges fenêtres diffusent une lumière agréable, aisément modulable à l’aide de persiennes à lames orientables par la simple pression d’un bouton. L’eau venue du plafond tombe dans un goutte à goutte régulier dans le fond du récipient, produisant à l’occasion un petit plic discret et insistant, révélateur de la quantité d’eau accumulée dans la clepsydre ménagère. Les trois personnages présents dans le bureau ne semblent pas y prêter attention, comme si rien d’incongru ne se rattachait à sa présence dans ce lieu d’apparence si intègre. Pourtant déjà on voit bien qu’il dénonce une possible malfaçon, un accroc dans l’illusoire perfection du local aux prétentions de neuf. On se demande s’il prédit d’autres désastres en cours dans le bâtiment, ou encore si, comme la surface émergée de l’iceberg il dissimule plus que ne révèle l’ampleur de menaces à venir. On s’étonne de surcroît de sa présence insistante et pourtant inaperçue. En effet les trois personnes assises dans le bureau devisent pour l’instant tranquillement, comme si de rien n’était. Le lecteur, passé les premières interrogations, finit lui-même par en oublier la présence après s’être fugacement demandé quelle lubie pouvait avoir poussé l’écrivain à inclure un détail aussi absurde et insignifiant dans cette scène paisible.

cf. #anthologie #5 | la Gardienne

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