Ce livre arrive après beaucoup de pages. Depuis quelques temps, elle les appelle, les suscite, la Suisse et la France se souviennent de son pas funambule d’un côté et de l’autre de la frontière. Il y a des livres qui crient avec les loups, des volumes qui chapardent à son feu, quelques textes qui essayent de percer un mystère. Et s’il n’y en avait pas d’autre que son désir d’être debout dans la vie ? Toute écriture alors serait de trop. Et puis dès que les mots enclenchent le mouvement du récit, ça escamote immédiatement toute une panoplie de gestes, de couleurs, de rires, de clair-obscur surtout. Soudain c’est la grande lumière de l’agencement narratif, c’est le début c’est le milieu et c’est la fin, les phrases vont finir par redresser le tracé et flanquer les sorties de route de solides barrières. Faut-il se débarrasser de la vie dans la vie, pour la raconter ? On voudrait essayer autre chose d’un peu tangent, d’un peu fragile, une malice de petit renard : abandonner plutôt ce raconter qui fige, lui lâcher la rampe ou presque, et plonger. [–> #10, 11]
– Mais il faudrait que j’emprunte une langue pour le faire ? – Oui. – Mais c’est un livre qui arriverait après toi, malgré toi, même ? – Oui. – Cela ne pourrait être autre chose qu’une trahison. – Évidemment. – Ce sera très triste alors. – Je ne crois pas. Cruel peut-être, un peu clos, parfois ça sera uniquement de toi à moi. – Ce ne serait déjà pas si mal… – C’est bien mon avis. – Mais toi, tu ouvriras le livre ? – Tu sais bien que je n’aurai plus rien entre les mains pour faire ce geste. [–> #5, 26]
Un soir d’août, ma parole s’est déchirée, laissant ma gorge grande ouverte pour les bêtes sauvages. Il y avait eu ce lieu abri, ce lieu voyage, ce lieu où le temps n’est pas une flèche. Je l’ai vraiment pensé, jusqu’à l’espoir, jusqu’à la joie, jusqu’en ce point où la justesse de l’amitié rend caduque son complexe face à l’amour. Je n’ai plus jamais appuyé sur la sonnette, je ne suis plus jamais montée dans l’escalier, bientôt un panneau « à vendre » est apparu sur la pierre blonde. La mort est devenue immobilière. Alors j’ai senti que le chagrin grignotait chaque jour un peu plus les bords du langage, le mitait de l’intérieur, faisait éclater en pleine lumière ses allures tartuffe. J’ai pris peur, comme un homme utiliserait le verbe ‘prendre’ dans les bras d’une femme. Ce livre arrive pour conjurer cette peur. D’ailleurs il n’arrive pas, il est en route, il accompagne. Il recherche à repriser le dire depuis les coutures du deuil. [–> #2, 14, 15, 20, 23]