#anthologie #27 I Une soif impossible à étancher

Elle ne voulait pas de cette maison. Elle l’avait répété cent fois Je n’en veux pas. Sa mère pleurait:
– Mais enfin, cette maison c’est toute notre vie, comment peux-tu dire ça ?
– Peut-être mais ce n’est pas la mienne. 
Sa vie à elle, elle l’a bâtie à huit cent kilomètres de là. Elle a choisi un horizon plat, un bout de mer. Elle préfère. Ici on a beau escalader une montagne ce n’est jamais fini, une autre se dresse derrière, puis une autre, une autre encore, c’est épuisant. Sa mère insistait:
– Tu vas vraiment vendre notre maison ? Tu veux tout bazarder, c’est ça ? 
Elle se veut sans attaches. Elle a acheté un bateau. 
– Mais c’est pour toi qu’on a fait ça, pour te mettre un toit sur la tête quand on ne sera plus là et tu n’en veux pas ? 
Elle préfère dormir sous les étoiles. 
– Mais cette maison, on y a été heureux quand même ? Et les arbres que ton père a plantés ?  tu veux tout abandonner ? 
– Oui, tout.
La maison est là, pesante, massive. Elle n’y va jamais, elle paye pour la faire entretenir. Quand sa mère est morte elle a retiré des murs les photographies de famille dans leurs cadres dorés puis elle a mis la maison en vente. 
Mais c’est une maison qui ne veut pas se laisser vendre. 
#14 Les demeures rêvent des demeures


Elle avait senti un désir monter en elle. Quelque chose creusait profond dans son ventre comme un désir d’enfant et ne la lâchait plus. Elle se réveillait chaque matin avec une soif immense impossible à étancher.
– Je veux faire du théâtre. 
Il avait souri.
– Du théâtre ? Toi ? Mais tu n’es pas même pas capable de décrocher un téléphone pour prendre un rendez-vous ! 
– Peut-être mais je veux faire du théâtre.
– Mais enfin quelle idée ! Tu ne vas jamais au théâtre, sais-tu seulement ce qu’est le théâtre ? tu n’y connais rien et puis tu es si timide ! 
– Peut-être mais c’est ce que je veux.
C’était la première fois qu’elle prononçait ces mots Je veux avec autant de conviction. Elle les posait devant elle, les répétait et plus elle les répétait plus son désir devenait solide. Ce n’était plus un assemblage de lettres, de mots en l’air, non, c’était un bouleversement, une naissance, elle en tremblait, poings serrés pour ne pas se perdre. Je veux faire du théâtre. Enfant, elle avait appris qu’on ne dit pas Je veux, que le roi dit Je voudrais. Elle avait vite compris que pour elle il n’y avait pas de Je veux qui tiennent et elle avait fini par se taire. Mais tout avait volé en éclat. Elle s’était réveillée, sa soif était inextinguible. Il aurait beau dire, beau faire, elle avait ouvert la porte. Je veux faire du théâtre, rien d’autre.
#16 Mais qu’est-ce que je fais là ? 

Quand sa grand-mère était morte le père avait rapporté une boîte noire qu’il avait posé sur la table de la cuisine. Adèle avait soulevé le couvercle :
– C’est quoi ?
– Des vieux papiers. Je ne pouvais pas les jeter devant ma sœur, elle n’aurait pas compris. 
– Je peux regarder ? 
Elle avait emporté la boîte dans sa chambre. A l’intérieur des enveloppes jaunies avec des cartes postales noir et blanc écrites au crayon de papier, d’une écriture un peu tremblante, fine, penchée.  Adèle avait passé l’été à déchiffrer les mots de ce grand-père qu’elle n’avait pas connu. La correspondance débutait en août 1914, elle s’arrêtait en mars 1919. La plupart des lettres étaient adressées à Maria, sa femme, quelques unes à des cousins cousines. Elles parlaient peu de la guerre, des morts, des blessures, de l’horreur bien réelle éludée le temps d’écrire. Elles parlaient beaucoup d’amour sur fond des pays traversés, de l’émerveillement du jeune homme découvrant des modes de vie différents du sien. Elles parlaient de cultures, de météo, de récoltes, du prix de vente d’un cochon ou d’un boisseau de blé, des essences d’arbres nouvelles, des plantations. Elles parlaient de paysages et au travers de ces paysages c’est son grand-père qu’elle rencontrait. Quand la vie n’appartient plus à qui la vit, quand l’odeur du sang recouvre tout il tentait de survivre au désastre cherchant dans la beauté du monde comment se relier au vivant vaille que vaille. Adèle avait aligné les cartes sur le plancher de sa chambre. Un carnet de paysages comme un chemin à suivre se dessinait peu à peu entre mots et images. C’est ainsi que l’idée du voyage lui était venue. Elle avait réussi à retracer le périple de son grand-père durant la grande guerre. Lui petit paysan qui n’avait jamais quitté son village avait traversé la France de part en part, avait rejoint Marseille – c’était la première fois qu’il voyait la mer – avait embarqué sur un bateau en direction de l’Italie avant de gagner Sarajevo à pied. Elle avait dessiné la carte de ce périple avec arrêts prolongés quand il avait été blessé. Elle le suivrait pas à pas, un appareil photo en bandoulière. Elle emporterait de quoi écrire et en regard de chaque carte du grand-père un texte naîtrait accompagné d’une photo. Il y avait encore tant à dire sur les beautés et désastres du monde en cours et à venir.

#10 Le temps d’une guerre

A propos de Françoise Guillaumond

Ecrivain, directrice artistique de la compagnie La baleine-cargo sur Wikipedia, ou directement sur la baleine cargo.

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