L’amie est une femme de trente-et-un ans, elle est agile, rapide, drôle. Elle voyage et connaît tout le monde. Un jour elle est une femme de trente-cinq ans, elle invite au voyage, le voyage d’amie, une autre femme, une femme de vingt-six ans, elle veut faire d’elle son amie de voyage, l’ajouter à la liste de ses compagnes de voyage qui partagent les émotions des lointains, les langues étrangères et les hésitations dans les aéroports et les carrefours. La femme a trente-cinq ans, elle adore l’été, elle déprime l’hiver, elle voyage avec l’Amour ou avec des amies, elle hésite pour le voyage avec la femme de vingt-six ans. Elle propose la Chine, la Chine qu’on ne connaît pas encore, étrange et mythique, la Chine de Marco-Polo, de Mao, de la révolution culturelle, des étudiants, des manifestations accordées puis réprimées, la Chine dont l’amie de vingt-six ans sait si peu, tout occupée qu’elle est par la responsabilité d’une enfant en bas âge, peu curieuse du très lointain car submergée par le proche, la moindre variation de ciel, de vague maritime, de température au matin, de courant de rivière, de courbe de colline, de rochers de montagne, pourquoi courir si loin ? Tout est là, à portée de main, tout est disponible, sans effort sauf écouter, regarder, glisser un fruit dans sa bouche, une fleur à ses cheveux, laisser couler une douche fraiche sur les reins ; une nuit de théâtre l’emmène plus loin que le plus performant des avions, mais comme le dire à la femme de trente-cinq ans, comment lui faire comprendre et accepter ce désistement, ce retrait, cette fausse disponibilité, comment lui détailler la double nature audacieuse et infiniment apeurée d’un rien, d’une ombre, d’une hésitation de sa nouvelle amie d’élection, femme de vingt-six ans seule avec une enfant en bas-âge. Alors la femme de vingt-six ans s’enferre, dit que oui elle viendra, assure que oui elle donnera à garder la petite, murmure que oui elle fera un passeport, elle ment lentement, avec méthode, parfois sans rien dire, sans répondre à la femme de trente-cinq ans qui, joyeuse, enthousiaste, déballe de nouvelles contraintes, de nouvelles intentions, de nouvelles échéances, elle ment par omission, elle ment en pensée, elle ment en action, l’amie ne s’en rend pas compte et quand elle s’en rend compte un voile opaque recouvre irrémédiablement leur relation, c’est un brouillard entre elles qui jamais plus ne se lève, lâcheté d’un côté, et fausse indifférence de l’autre, née d’une jalousie sourde de n’avoir pas réussi le pari d’entraîner une nouvelle ignorante dans un voyage audacieux, de séparer la mère de l’enfant, de vaincre et de convaincre, en ressentir la faillite comme la faillite ultime, l’incapacité absolue. Parfois arriver deuxième est une victoire.
Une femme de trente-trois ans qui dort vite, la tête en arrière, un coussin dans le cou ou même autour du cou, un de ces cousins de voyage qui maintiennent la position. Une femme jeune au corps douloureux qui dort assise, qui dort par tranche de quelques minutes, qui se pose et entraîne son corps dans le sommeil, une femme le visage offert au sommeil furtif. Elle dit souvent que le sommeil nocturne la fuit alors elle érige la sieste en un art premier, arrache au repos quelques instants, un quart d’heure d’abandon. Sa nature de femme lui complique la vie, elle dit Un homme peut si facilement vagabonder en amour, et L’Amour parfois vagabonde. Quand reviennent les beaux jours, L’Amour aime voir les jambes nues des femmes, il dit Le printemps est là ! Les jambes des femmes sont nues. L’amie de vingt-cinq ans est rarement jambes nues, même au printemps, elle réfléchit à modifier l’habitude de se couvrir autant, elle essaie quelques nouveaux vêtements, quelques artifices de beauté qui lui permettent de mettre à nu ses mollets, ses genoux et même ses cuisses, elle n’aime pas l’expérience, elle laisse tomber, elle recommence, elle capte les regards sur elle, elle n’aime pas, elle renonce, elle recommence, elle découvre son dos, ses épaules, elle s’émancipe, elle hésite encore pour les jambes et s’habitue finalement, se repère dans le calendrier et marque l’arrivée de la saison jambes à l’air. Elle n’aime pas les siestes, elle n’aime pas ce jour d’été où elle attend avec la petite que les deux autres se lèvent d’une sieste qui n’a de sieste que le nom, léger repos et jouissance des corps dans la température estivale, mais que fait-elle là, jambe nues à attendre le répit de leurs corps, elle éprouve un malaise quand ils descendent des chambres, elle ne mentionne pas qu’elle sait à propos du plaisir pris et donné, le plaisir réciproque de l’amour un jour d’été, en elle une colère lui crie de s’en aller, de ne pas entrer dans le jeu de voyeurisme que l’amie et l’Amour lui font jouer, et ce n’est pas la première fois. Elle est une amie de quoi au fond ?
La femme de trente ans fait du yoga, le lundi, elle plie et déplie son corps aux contraintes des postures, aux élans de l’air qui vide et remplit ses poumons, qui se diffuse dans les muscles, les nerfs, la lymphe, les organes, le bas-ventre, l’arrière de la tête, les membres. Respirer emmène son corps dans les extensions, les équilibres, les torsions, libérant des verrous, ouvrant son plexus, stimulant son énergie. Elle dit à l’amie nouvelle Viens tu aimeras ça. Le vertige de la respiration. Un corps plus grand, la chair, la peau, l’intérieur et l’extérieur qui se visitent, se respectent, s’harmonisent. L’amie hésitante mettra du temps à ressentir le flux de marées, la liberté immobile, la suite de gestes profonds et minuscules à creuser les espaces, à remplir les vides. La femme de trente ans dit Ecoute la voix, elle nous guide, et elle coule dans nos corps, elle nous emplit, dilate, amplifie, éclaire jusqu’aux reculées les plus lointaines de nos articulations, de nos systèmes, de nos glandes, les possibilités infinies de la souplesse, des étirements et des équilibres. Elle convainc l’amie ignorante et maladroite. Le début sera une première séance assez étrange, quelque chose qui aurait dû la décourager, lui intimer l’ordre de fuir, d’éviter l’ambiance trop baba-cool, de ne pas se lancer dans le chemin du corps, éclairé par les avis de l’amie fantasque, celle qui mange du blanc quand elle déprime, qui suce des os à moelle, qui dévore du chocolat nuit et jour, et qui recolle ses lunettes encore et encore. Elle prévient l’amie enfin partante Ce ne sera pas facile, laisse toi aller, suis les consignes, ne fais rien de plus, et essaie d’être bien. Il est facile de décrypter ce genre de discours, entre chaleureux et culpabilisant, l’amie naïve saurait aujourd’hui déceler le piège, elle est trop jeune, inexpérimentée, et se sentir désirée lui ferait boire la mer et les poissons. Cette première fois, trop longue, trop ardue, en groupe de gens qui se connaissent, avec une enseignante chanteuse qui l’intimide, elle ressent une douleur angoissante, un étau en travers du torse et du dos, mais personne ne s’affole C’est le diaphragme. Il te suffit de boire, de respirer. Pourquoi l’amie, l’enseignante, l’hôtesse et même les autres élèves savent-elles son diaphragme alors qu’elle a du mal à le situer, ne connaissant de lui que la ligne bleue des schémas d’école primaire, et la fine membrane touchée dans l’abdomen des lapins quand il faut faire attention de ne pas percer la poche de fiel en retirant le foie. Elle fera du yoga. Plusieurs années. Dans des salles différentes. A des horaires variables. Avec l’amie, puis seule. Avant de commencer à danser. Entre temps l’amie s’est éloignée, la tache sur sa jambe est apparue, et elle a grandi, il y a eu le soir de juillet, l’annonce au téléphone Pas d’enterrement privant ses amies de se revoir, de lui offrir un au-revoir, une convalescence du cœur, les privant aussi de croire vraiment à sa fin. Longtemps l’amie triste et vivante la verra marcher dans les villes, fine, rapide, une robe légère flottant sur ses jambes, des caoutchoucs tapant les flaques, une grande cage encombrant ses bras, une paire de lunettes de travers sur le nez alors qu’elle conduit, entendra les mots de sa mélancolie que le yoga ne peut pas guérir, verra l’étincelle dans son œil à penser au prochain voyage, s’étonnera des sacs et des pochettes pleines d’images, d’objets chinés et nettoyés, de ses bras minces soulevant des tables, installant des meubles, de ses mains remplissant des cartons. Un jour dans un carton, sur un papier, elle retrouvera son écriture, les mots écrits d’un projet jamais terminé.
Magnifique. J’ai pris une claque d’émotion avec cette fin, et tout le reste est tellement bien centré sur ces petits mouvements des relations entre les humains qui sont si bien dits! Merci
La manière de nommer les femmes m’a plus aussi les nommer en les anonymisant, les nommer par leur âge, très bien pensé !