#anthologie #27 | débuts d’histoires en trois temps

J’ai appris à lire dans un manuel de conjugaison. C’était un Bescherelle, je crois. Ou un Bled. Un livre que mes sœurs et frères ainés devaient laisser trainer sur l’unique bureau de notre chambre commune que j’étais le seul, à cette époque, à ne pas partager puisque j’étais le plus petit de la fratrie. C’était surtout un livre où il fallait développer beaucoup d’imagination pour y découvrir une histoire. C’est peut-être le contraire en vérité, il m’a fallu développer de grandes quantités d’imagination pour en tirer les histoires que j’inventais.
J’ai un ami écrivain qui a appris à lire dans le journal que ses parents recevaient tous les jours avec le courrier. Un autre a épelé ses premiers mots dans l’annuaire téléphonique. Il est probable que ces amis aient eu besoin, eux aussi, de développer des stratégies imaginatives pour créer leurs histoires. Et il est aussi probable que ces histoires aient toutes en commun des particularités révélées par le support d’apprentissage. On peut penser que la primolecture de la rubrique des faits divers ait engendré un écrivain de romans policiers. Quant à celui qui lisait le bottin, il ne devait pas avoir de problème pour inventer des personnages. Plus, sans aucun doute, pour développer une action. Quant à moi, l’étude approfondie dans mes jeunes années d’un manuel de conjugaison m’a confronté très vite, trop vite peut-être, au temps qui passe. Qui est passé, qui passait, qui était passé, qui passa, qui fut passé, qui passera, qui sera passé, qui va passer…
J’ai tiré de cette expérience originale une compétence précoce dans l’exercice de la conjugaison des verbes de tous groupes, que je n’ai pas manqué de faire prévaloir auprès de la gent enseignante pour gagner leurs faveurs, mais j’ai aussi développé quelques signes de désorientation temporelle que des psys de tous bords ont très professionnellement disséqués sans pour autant me donner les outils pour m’en débarrasser. 
Aujourd’hui, lorsqu’une contrariété me surprend, qu’un évènement inattendu se dresse face à moi, j’ai pour première réaction de remettre en question le temps présent. Je quitte l’ancrage du présent et me perds très vite dans l’échelle du temps, ne sachant plus distinguer ce qui est de ce qui a été ou qui sera. Fort heureusement, j’ai développé des stratégies pour revenir sur terre. Regarder une montre ou une pendule, me concentrer sur ma respiration, méditer, m’autohypnotiser. Aller voir un film au cinéma aussi. J’ai remarqué qu’assister à la projection d’un film dans une salle de cinéma permettait à mon horloge de se remettre à l’heure. Même si le film est plein de flashbacks, de développements fictifs, de saucissonnages temporels, le simple fait qu’il ait un début et une fin me replace dans une logique chronologique.
Ce jour-là, je suis entré dans une salle de cinéma. Le film a commencé, puis rien ne s’est déroulé comme prévu.
(texte à suivre #anthologie #09)

L’homme s’est arrêté à la bifurcation. Devant lui, deux chemins se présentent. Il n’a aucune indication. Il se dit qu’il n’y a pas de fausse route alors, il choisit l’un des chemins. Au moment de faire son choix, il se dit que c’est le hasard qui le guide. Il reprend sa route d’un pas léger, mais lentement le doute va le gagner. Au moment où il prend conscience de ce doute, il sait qu’il peut encore revenir en arrière et emprunter l’autre chemin, mais il doute aussi de ce second choix. Alors il continue. La possibilité de revenir en arrière reste une option tant que cela reste possible. Évidemment, plus il avance sur le chemin qu’il a choisi, plus l’option d’un retour s’éloigne. Lorsque ce ne sont que des minutes ou des heures qui le séparent de la bifurcation, revenir en arrière n’est pas insurmontable. Lorsqu’il s’agit de mois puis d’années, l’entreprise devient plus difficile. De plus, régulièrement, d’autres bifurcations se présentent à lui. Les possibilités grandissent et le doute se multiplie.
L’homme a pris une voie à une bifurcation et il s’est perdu. Il est incapable de revenir en arrière, il ne sait plus où il se trouve. Il a perdu la notion du présent, du passé et du futur. Il a perdu le mode de conjugaison de sa vie. Il a perdu l’indicatif.
L’homme est amoureux d’une femme qu’il a connue, qu’il croit avoir connue, qu’il suppose avoir connue. Il n’arrive plus à vivre dans la réalité de son temps. Ses souvenirs ne font plus la distinction entre la réalité et le rêve. Cette femme est une danseuse, elle pétrit le temps, elle le sculpte, elle le transforme.
C’est l’histoire d’un homme qui vit dans le conditionnel.
(texte à suivre #anthologie #02)

Soudain, l’accident. Pas d’explosion, pas de fumée, pas de flammes. L’accident muet qui pourrait passer inaperçu (et ne pas être un accident) s’il n’y avait un détail. Un accident qui se révèle au détail. Soudain, je suis devenu deux. D’une silhouette, d’un corps, d’un être, je suis soudain devenu deux silhouettes, deux corps, deux êtres. Je ne suis pas le seul, la vieille femme qui est près de moi, elle aussi, s’est dédoublée. L’autre corps est plus jeune, je suis devant mon double plus jeune. Je reconnais la jeune femme qui est apparue devant la vieille femme, je l’ai connue il y a longtemps. Nous sommes deux êtres devenus quatre, deux sont vieilles et deux autres sont jeunes. Nous nous sommes approchés de notre corps plus jeune qui se trouvait devant nous et nous l’avons pris dans nos bras. Nous l’avons étreint puis nous l’avons porté.
(texte à suivre #anthologie #05)

A propos de JLuc Chovelon

Prof pendant une dizaine d'années, journaliste durant près de vingt ans, auteur d'une paire de livres, essais plutôt que romans. En pleine évolution vers un autre type d'écritures. Cheminement personnel, divagations exploratives, explorations divaguantes à l'ombre du triptyque humour-poésie-fantastique. Dans le désordre.

2 commentaires à propos de “#anthologie #27 | débuts d’histoires en trois temps”

  1. c’est juste pour blaguer mais la 3 me fait penser à cette histoire (juive surement) où un type en rencontre un autre et lui dit : »en un mot, comment ça va aujourd’hui ? Bien, répond le type – alors l’autre : et en deux ? – Pas bien.)

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