# anthologie # 27 | avec raison

C’est depuis toujours que le monde change et depuis toujours qu’il est en guerre : toujours semblable, toujours différent – il faut que tout change pour que tout reste semblable disait le prince et oui, c’est avec raison par exemple cette entente que j’ai essayé de nouer, quel est son but et qui satisfait-elle d’abord, ceux de mon bord ou ceux qui nous rejoignent ? Pourquoi veulent-ils nous rejoindre ? Quel est leur sentiment réel ? Le soir même, tous s’entendaient sur mon dos – le soir même. Il y eut une grande manifestation pour déplorer ce qui m’était arrivé, mais surtout ce qui leur était arrivé, à eux. Personne n’est dupe : immédiatement et sans réfléchir plus loin que le bout de ce qu’ils ont intitulé compromis, ils ont oublié le travail accompli, les mains tendues, les négociations infructueuses. C’est certainement d’ailleurs une histoire d’homme : voyez-vous la moindre femme dans nos rangs ? La femme, non, la mère cependant, oui. Notre tradition, comme si nous pouvions nous passer de l’église (il n’en est qu’une), du Très Haut et de son représentant sur Terre : tout cela est bien au-delà de ces préoccupations, mais eux n’en perçoivent rien. La religion est à l’image de cette « chose notre » chérie par le président du conseil, sa force considérable sans doute mais ses moyens abjects. S’il est une vérité première, c’est que cet abandon, cette trahison, comme Ponce-Pilate, ils ne l’emporteront pas au Paradis.

Je n’invente rien, je l’ai dit et répété, aux deux journalistes en particulier : je comprends bien qu’on s’interroge sur ce qui s’est passé le 18 avril lorsque Barbara et moi sommes sortis de la base de Gradoli. Je comprends, ce n’est pas votre faute mais… est-il possible de résumer toute cette histoire, qui pour une grande part, est une tragédie, à une affaire de tuyau d’évacuation, de douche, en un mot en somme de chiottes ? Bon…*.Ce qu’il est moins simple de comprendre c’est pourquoi, la première fois que les flics sont venus, ils ne sont pas entrés et n’ont pas insisté. Ça ne leur ressemble pas, je déteste ces théories qui ne veulent rien dire sinon qu’un être occulte ourdit dans le dos des pays des intrigues afin de les faire tomber dans des pièges desquels ils ne sortiraient que soumis ligotés, liés, obligés – cette démocratie et cette diplomatie, faite de sous-entendus, de messes basses, telles que par exemple mais il est loin d’être le seul le pays où la démocratie est la plus belle, vous savez ce que je veux dire – mais regardez sa sécurité sociale, regardez ses assurances vieillesse et ses hôpitaux psychiatriques, ses prisons – regardez bien comment sont traités dans ce pays magnifique et magique, avec son rêve, son œil aussi bien, sa bannière ses étoiles et ses barres, ses agences et ses fédérations, regardez la manière de traiter ne serait-ce que ses voisins – je ne veux même pas parler des réserves dédiées aux autochtones – je ne veux pas parler des réfugiés – regardez-le bien et dites moi : est-ce enviable ? Est-ce ainsi que nous voulions le changer ce monde ? Je ne crois pas. Non.

Je n’ai pas regardé le film où Prospero raconte cet enfermement – il est, au même titre que l’autre, là, resté cloîtré pendant toute la durée de la détention – mais il parlait des canaris qu’il aimait beaucoup entendre chanter le matin. Il les soignait, l’un d’entre eux s’était cassé une patte, et lui, il l’avait soigné doucement, et comme l’oiseau avait eu, lui avait-il semblé, froid, il l’avait réchauffé avec le sèche-cheveux, il avait beaucoup d’attentions et de gentillesse. Par exemple, un autre exemple de cette façon d’être c’est ce matin-là lorsqu’il est parti, tellement impressionnant dans son uniforme d’aviateur et qu’il m’a dit : « on se revoit tout à l’heure » comme s’il allait juste chercher une boite de sauce tomate. Son tout petit sourire, la porte qui se ferme. Je n’ai pas vu ce film mais j’aimerai en disposer – je vais essayer de me le procurer – Prospero est mort mais il aimait les animaux, il avait quelque chose de tellement doux. Et quelque chose de tellement fort intransigeant rocheux certainement – permanent – tu sais nous nous sommes trompés, nous avions l’intention de rendre les choses plus belles, nous avions des idéaux supérieurs, des choses à faire importantes à accomplir avant, pour y parvenir, pour atteindre ce but ultime qui était dans notre esprit le bonheur des hommes, mais nous nous sommes trompés, nous ne voulions pas le voir persuadés que nous étions d’avoir de notre côté la raison, la sensibilité, la force aussi bien. Dans le fracas des armes, dans l’écroulement des hommes foudroyés, il fallait sans doute qu’une femme le dise. L’avenir de l’homme disait le poète, tu parles

à Milan, le douze décembre 1969, une bombe dans une banque fait douze morts, et quatre-vingt-huit blessés.
à Bologne, le deux août 1980, une bombe dans la gare ferroviaire : quatre-vingt-cinq morts, plus de deux cents blessés.
Entre temps, le seize mars 1978, à Rome, l’enlèvement de Moro fait cinq morts en exercice de leur profession qui est de risquer sa vie pour protéger celle d'un autre, pas de blessé (beaucoup de chance, sûrement).
Décompte macabre ? Comparaison stupide ? Sans doute, oui. Un des intervenants disait : « je n’avais pas l’intention d’être précipité d’un hélicoptère dans la mer, ligoté au cou à un parpaing comme au Chili » (Germano). Est-ce résistance ? Je me suis longuement posé la question de savoir pourquoi ce type-là, avec sa mèche, son petit sourire, ses costumes de prêt-à-porter, pourquoi lui ? Pourquoi ce pays aussi bien ? Tout à l’heure en me réveillant ça m’est apparu : j’ai lu les 53 et 59 de Manganelli (qui n’a traduit que des hommes – c’est que sa vie était au ou du siècle dernier) – j’en lus et lirai d’autres certainement, mais la dimension imaginaire, je n’y ai pas souscrit, un peu comme je ne souscris que peu (mais toujours avec beaucoup de tensions et de sérieux) aux diverses consignes (pour moi, ce mot évoque plutôt les bouteilles vides qu’on allait échanger au Familistère contre des bonbons ou des gâteaux – et c’est un peu ça) – je me porte dans le documentaire si ça veut dire quelque chose mais je crois avoir trouvé exactement la raison du choix de cet objet : il ne correspond que peu à l’histoire tue du père de mon père, mais dispose aussi de cette dimension tragique

* : en italique ce sont les mots mêmes de Moretti retranscrits du livre Brigades rouges Une histoire italienne - chez Amsterdam

à gauche Enrico Berlinguer (secrétaire général du PCI) – Moro à droite
(en date du 20 mai 1977)

A propos de Piero Cohen-Hadria

(c'est plus facile avec les liens) la bio ça peut-être là : https://www.tierslivre.net/revue/spip.php?article625#nb10 et le site plutôt là : https://www.pendantleweekend.net/ les (*) réfèrent à des entrées (ou étiquettes) du blog pendant le week-end

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