(Six incipits possibles pour les textes #5 #7 #10 #18 #19 #20 #21 #22 #23 #24 #25 #26)
Assise devant des piles de carnets, pas même des piles, des tas plutôt, un amoncellement de cassettes audio et un vieux radio-cassette poussiéreux, des chemises vertes, rouges, grises qui contiennent photos, papiers d’identité, livrets de familles, déclarations d’accident, et jusqu’au carnet de condoléances, elle se dit qu’il est temps, temps de les faire parler ces papiers, de les faire entendre ces mots, de les ordonner ces documents épars, les ordonner à la manière de ta vie, d’une vie, qui va on ne sait où quand on la vit, ne pas l’ordonner à la manière de l’historien qui cherche des relations de cause à effet, mais dans le désordre comme que tu l’as vécue, comme on la vit chacun, avançant à l’aveugle, on ne sait où, on ne sait jusqu’à quand.
Une vieille femme marche au milieu de la rue défoncée, poussant un charreton. Personne dans la rue pour la voir, personne pour la secourir si elle trébuche. Une vieille femme, au corps tassé, aux mains noueuses. Mais dans la tête, ça avance à toute bringue, les tâches à accomplir dans la journée, le repas à préparer, les images des uns et des autres, de son monde, dans sa tête les paroles s’enchaînent, la parole est fluide, continue, la parole virevolte, virevoltent aussi les images, les souvenirs, le souci de celui qui l’attend, de celles à qui téléphoner tout à l’heure. Une vieille femme avance laborieusement, poussant un charreton et trimballant avec elle tout un monde, quatre-vingt-dix ans de vie, d’histoire, d’histoires.
Du passé faisons table rase, chantait Jojo. Tu n’aimais pas que l’on fasse grève, que l’on manifeste, grèves, manifestations étaient pour toi synonymes de danger. Comment oublier celui qui était revenu des camps les poumons, le corps brisés, foutus, on n’en parlait pas, tu n’en parlais, tu ne parlais jamais du passé quand la plupart des vieilles personnes radotent, tu vivais résolument dans le présent, ne te tournant que vers le futur proche, le mariage du petit neveu, le concours de la petite. Tu n’avais jamais fait de politique, tu ne lisais pas de journaux sinon la presse locale pour savoir qui était mort, et peux-être lisais-tu l’horoscope, ces questions-là, politiques, n’étaient pas pour toi, on ne t’avait pas donné le choix, survivre, condamnée à lutter pour survivre.
Il a quarante-cinq ans quand il comprend qu’il ne peut espérer d’âge qui soit plus propre que celui-ci pour exécuter cette entreprise qu’il a si longtemps différée, qu’il croirait commettre une faute s’il employait encore à délibérer le temps qu’il lui reste pour agir, elle a cinquante-sept ans, il serait temps de comprendre que ça urge, qu’il faut s’enfermer dans un poêle, ou une chambre fraîche, trouver un coin où se retirer et s’y mettre, le chercher le point fixe, l’incipit à partir duquel elle va pouvoir la dérouler cette histoire, la raconter cette vie que nul autre ne racontera, cette vie vouée à disparaître, comme chaque vie, si personne ne lui donne une forme objective, alors la raconter ta vie, savoir qu’elle risque de perdre pied, d’avoir l’impression de se noyer, alors en trouver un de point fixe et s’y tenir, comme le voyageur égaré dans la forêt prendre un chemin et s’y tenir, résolument, car même si ce n’est pas le meilleur, pas le plus court, une sortie est possible dès lors qu’on ne tergiverse pas, qu’on se tient à une voie, avec constance, persévérance, que ce soit pour méditer, reconstruire les sciences sur des fondements certains ou raconter une vie, la tienne. Alors s’y mettre. Tu n’as pas lu Descartes mais tu as toujours été résolue, tu n’a pas tergiversé, es toujours allée de l’avant. Ton cri, Anda pépé. Et c’était parti. Anda pépé, c’est parti!
Il lui faut se hâter de rentrer. Elle a tant de choses à faire. Est-il réveillé? Elle n’a pourtant pas fait de bruit en partant, et elle a fait vite. Autant qu’elle peut. Mais elle est si lente la poissonnière, et celle-là devant elle dans la queue qui ne se décidait pas, à la fin elle a bien cru que la tanèque allait acheter toute la baudroie. Il aurait plus manqué que ça. Ne pas oublier de monter la mayonnaise au dernier moment demain. Sont pénibles ces trottoirs qui n’arrêtent pas de monter et descendre. Font caguer tous avec leurs garages, et va-z-y que le trottoir redescend pour qu’ils garent leur voiture. Elle a jamais eu de voiture elle. Des bonnes jambes, oui? Enfin, maintenant elles avancent plus bien vite les jambes, elle se hâte pourtant. Heureusement elle peut s’appuyer sur le charreton, il l’aide bien ce charreton, il manquerait plus qu’elle se mettre cambal, ça la fait rire (à) la petite quand elle dit se mettre cambal, comment il faudrait dire, se ficher en l’air, les quatre pattes en l’air, elle s’y voit, et personne dans la rue, faut arrêter de se mettre martel en tête, de s’imaginer pareilles bêtises, allez oust, la pintade a l’air assez grosse, elle a demandé la plus grosse, c’est qu’ils seront neuf demain, et faut pas leur en raconter, manquerait plus qu’ils partent en ayant faim, et ils sont bien contents de partir avec le panier de la prison comme ils disent, ils n’auront pas à cuisiner pendant deux jours, de la baudroie ils aiment ça, et les escargots de mer aussi, des pointus elle a réussi à avoir, ils seront contents, c’est ceux qu’ils préfèrent, ah cette roue qui part de travers, allez oust elle est bientôt arrivée, le plus dur aussi, va falloir les monter les paquets maintenant, c’est pas que, mais va, ils sont raides les escales, allez oust bientôt les pantoufles, et les orteils seront contents.
Cent-vingt-et-un, cent-vingt-deux, elle va y arriver. La roue du charreton s’est coincée dans le caniveau. Tirer, pousser. Arriver enfin à la dégager. Cent-vingt-trois? C’était bien à cent-vingt-trois qu’elle en était? Il n’y a plus personne qui l’attend, plus personne pour lui tenir la lumière, plus personne pour s’inquiéter de son éventuel retard. Cent-vingt-quatre, cent-vingt-cinq. Un appartement vide elle va retrouver. Elle tapera à la porte de la voisine en arrivant, pour lui dire qu’elle est arrivée. Elle appellera sa fille. Il ne faut pas qu’elle l’appelle plus de deux fois par jour sans quoi elle va encore se faire engueuler. C’est un chameau parfois sa fille. Elle travaille d’accord, mais sa mère peut quand même l’appeler, non? T’as qu’à appeler ton fils, elle lui dit. Mais un fils c’est quand même pas pareil. Mais une mère et une fille quand même! Elle s’en est bien occupée elle de sa mère, jusqu’au dernier moment elle s’en est occupée, elle n’ avait qu’elle la pauvre femme, elle n’avait que sa fille, bon d’accord elle ne lui téléphonait pas, mais c’est qu’elles avaient pas la chance d’avoir le téléphone. Bon avec tout ça elle a perdu le compte, tant pis. Elle est bientôt arrivée.