#anthologie #27 | actions

Une femme décide d’occuper son esprit, non pas en faisant des mots croisés ou en se lançant dans telle ou telle technique créative (papiers roulés, bracelets, impression d’algues sur tissu), mais en choisissant chaque jour de faire une tresse mentale, différente de la précédente. Elle donne à sa pratique un horaire récurrent, tôt le matin, après son petit-déjeuner mais avant de commencer les tâches quotidiennes, d’entrer dans la journée en quelque sorte. Elle se choisit trois fils qu’elle noue ensemble, et qui peuvent être très variés, tirés de la journée précédente, appuyés sur la sensation imprévue que provoquent un bruit, une odeur ou la vue. Par exemple la mort, le rythme des mouettes qui se réveillent et un trajet en voiture le long d’un champ de lin. Ou bien les gouttes de pluie coincées sur les feuilles d’alchémille, le fauteuil offert à sa mère que celle-ci ne peut plus utiliser et une incertitude politique. Ou bien encore le bruit de chauffe de l’aération de la salle de bain, les effluves de lisier qui gagnent la ville et une photo prise par Chris Marker en Corée à la page cent dix d’un livre. Une fois la tresse commencée, elle regarde quel fil prend l’avantage sur les autres, et comment il en est modifié, coloré. Par exemple le joueur de tchang-ko — un tambour coréen en forme de sablier dont l’inventeur, selon la légende, vit s’approcher et danser des grues noires autour de lui — combat par son rythme saccadé le roulement sans aspérités de la ventilation, sans début ni fin, inquiète de sentir s’approcher et s’approcher les animaux usés et laminés avec leurs odeurs fauves. Quand les animaux invisibles gagnent, elle est tout étonnée, mais conserve l’idée jusqu’à la tresse suivante (une boîte à chaussures dans une brocante tressée à une odeur de l’huile de vison et au soin offert aveuglément. #18)

Une femme décide de partir en voyage. Elle organise son déplacement selon un protocole strict, minuté de douze en douze. Douze heures de voyage, une escale de douze heures, douze heures de voyage, douze heures d’escale, etc. Elle ne triche pas. Si au bout de douze heures (de voiture, de bus, de train, de randonnée) elle se trouve à proximité d’un point de vue remarquable ou d’une curiosité mais qui lui demanderaient dix minutes de plus, elle y renonce. Si au bout de cinq heures elle pense avoir tout vu du lieu où elle a atterri, elle prend patience et cherche mieux sous ce qui ne lui semble pas apparent. Mais la rigidité qu’elle s’impose pour le temps ne touche pas l’espace : elle suit des directions sans donner d’autres raisons à ses choix que la bizarrerie d’un nom de lieu-dit sur une pancarte, le numéro d’une départementale qui lui rappelle un autre numéro ou le souvenir de quelqu’un qui habitait près d’une gare. Elle ne consigne pas ce voyage sur une carte, seulement dans sa tête (#12).

Une femme, d’apparence calme, réalise que la colère est à la source de tous ses gestes. Au début elle s’étonne. Elle n’y croit pas. Elle minimise. Elle se dit qu’elle lave le bol parce qu’il faut bien laver les bols. Elle ne pense pas aux piles de bols. Pas seulement les siens, mais tous. Elle ne pense pas aux piles de bols dans une journée, à combien sont lavés et par qui ou par quoi. Elle ne pense pas aux machines. Elle ne pense pas au temps sans machine et aux bols attrapés un par un. Elle ne pense pas à toutes les bouches sur tous les bols depuis le début de tout ce temps. Elle ne pense pas à qui confectionne ces bols, et dans quelles conditions. Elle ne pense pas aux morceaux de corps qu’on ne relie pas entre eux et qui se touchent dans un même objet, à travers des limites dessinées sans fondement, sans compassion et sans reconnaissance, quand la main de quelqu’un touche la bouche de l’autre sans l’entendre. Elle ne pense pas à la beauté sans but, à l’esprit occupé par le nettoyage, à la longue file des mouvements tristes ou des mouvements teigneux et tendre, puis elle y pense (#5).

A propos de C Jeanney

or donc et par conséquent, je fais ce que j'ai à faire sur mon site tentatives

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