#anthologie #26 | se parler à se lire

Il était assis sur une chaise en bois devant sa tasse de café, mais il n’était pas tout là. Nous étions assis tous les deux sur des chaises identiques à la même table dans ce bar où nous avions l’habitude de nous rencontrer mais cela avait quelque chose d’irréel. Déjà, ses contours devenaient flous. Ce ne sont pas mes souvenirs qui devenaient flous, mes souvenirs étaient intacts. Ce sont bien ses contours qui perdaient en netteté. Le miroir derrière le comptoir, le distributeur de sucre en morceaux, le lampadaire dans la rue, le visage d’une inconnue, tout ça était bien net mais lui, il devenait flou. Et sa voix. Sa voix disparaissait. Il parlait et, déjà, je ne l’entendais plus.

Il parlait mais j’entendais le tintement de la cuillère qu’il faisait tourner dans sa tasse pour dissoudre le morceau de sucre. Il parlait mais je percevais le raclement des pieds de sa chaise en bois sur le carrelage sous ses jambes impatientes et le rire strident de la serveuse juste derrière moi. Il me questionnait même, mais il n’écoutait pas ma réponse pour peu que je prononce un mot, une phrase. Nous nous parlions mais les mots n’avaient pas le temps de révéler leur sens. Ils s’envolaient et tombaient sur le sol. Nous nous parlions, mais nous ne nous écoutions pas. Nous nous lisions. 

Il écrivait d’un raclement de gorge son inquiétude. Le claquement de la porte qui s’ouvre et le bouillonnement de la rue lui répondaient mais il lisait le bruit de mes pensées. Il lisait que le cendrier que je faisais glisser sur la surface de la table en bois était un aveu d’impuissance. Je ne pouvais pas le rassurer. Je sais que ce n’est pas ce qu’il me demandait mais c’est pourtant ce que je lui ai répondu. La musique qui sortait des enceintes au-dessus du comptoir tentait de dissoudre les mots des bruits que nous échangions. La grosse voix d’un homme éméché, les talons aiguilles d’une jeune femme qui piquaient le sol, une sonnerie anodine de téléphone portable. 

Il pleuvait dehors. La rue était luisante d’une pluie muette. À l’intérieur du bar, le sol plein de sciure de bois était jonché de paroles inaudibles que sa bouche déversait en cascade. Déjà, je ne le voyais plus. Les bruits récitaient leur monologue et j’y lisais l’absence.

J’étais assis sur une chaise en bois devant une tasse de café. Seul. Je comprenais ce qu’il me disait mais je ne pouvais pas l’aider.

A propos de JLuc Chovelon

Prof pendant une dizaine d'années, journaliste durant près de vingt ans, auteur d'une paire de livres, essais plutôt que romans. En pleine évolution vers un autre type d'écritures. Cheminement personnel, divagations exploratives, explorations divaguantes à l'ombre du triptyque humour-poésie-fantastique. Dans le désordre.

5 commentaires à propos de “#anthologie #26 | se parler à se lire”

  1. C’est un perdu qui bruisse (Il parlait mais j’entendais le tintement de la cuillère qu’il faisait tourner dans sa tasse pour dissoudre le morceau de sucre. Il parlait mais je percevais le raclement des pieds de sa chaise en bois sur le carrelage sous ses jambes impatientes et le rire strident de la serveuse juste derrière moi. Il me questionnait même, mais il n’écoutait pas ma réponse pour peu que je prononce un mot, une phrase. Nous nous parlions mais les mots n’avaient pas le temps de révéler leur sens. Ils s’envolaient et tombaient sur le sol. Nous nous parlions, mais nous ne nous écoutions pas. Nous nous lisions. ) j’aime vraiment beaucoup ce passage . Merci

  2. mais non, pas du tout perdu, on y est complètement ! on est assis à la même table qu’eux et on n’en perd pas une miette, on entend aussi les raclements des pieds sous la table et le rire de la serveuse…
    et puis ce côté irréel qui fait fonctionner tout ça avec par exemple « la rue était luisante d’une pluie muette »
    alors réussi, sois rassuré… j’chui sincère, tu sais…

  3. … quelle belle et troublante ambiance de surdité sélective au milieu des bruits extérieurs eux bien perceptibles. De quoi se perdre, oui peut-être, mais pour le cadeau qu’on reçoit en lisant ce très sensible texte.

  4. Quelle belle façon de parler d’un dialogue (?) intérieur. Présence, absence, incompréhension. Bravo.

  5. « il lisait le bruit de mes pensées »
    Pour cette phrase et ce très beau texte Merci beaucoup Jean-Luc