Étienne se dirige vers la maison d’un pas assuré. Il faut des candélabres pour éclairer la table du diner, à laquelle seules sont restées Rose, la matriarche de la famille, et sa petite fille Rosalie, sa cousine germaine. La nuit est désormais noire. Étienne n’a pas besoin de lumière, tant il connaît les quelques dizaines de mètres qui séparent le vieux platane, sous lequel la table a été dressée, du seuil de la maison. Il a parcouru ce chemin tant de fois pendant sa jeunesse. Vingt ans plus tard, les crissements des graviers font à son oreille une musique familière. Les claquements des volets, le bruit de feraille de la crémone de la fenêtre de la chambre de ses grands-parents sont toujours les mêmes. Grand-Père se couche, se dit-il.
Pourtant Etienne a perçu quelque chose de nouveau dans le hoquet de cette fermeture. Les gonds auraient-ils vieilli et demanderaient-ils plus de force pour être manœuvrer ? Cette différence, ténue mais perceptible, ne serait-elle pas le résultat d’une précipitation, d’un agacement, d’une violence contenue ? Clac et clac, au son des volets rabattus, la tête d’Étienne s’est dévissée de droite à gauche, avant de reprendre sa position normale au bruit produit par la crémone.
Du coup, le son que font ses pas sur les graviers lui deviennent étranges et bientôt intolérables, tambourinant ses tempes, lui vrillant le ventre, battant son cœur comme les marteaux d’un timbalier. Les gravillons ne crissent plus. Ils ont monté le volume de leur son. Ils crient, ils insistent, ils gémissent, menacent-ils ou pleurent-ils ?
La maison est silencieuse, les candélabres attendent à la cuisine. La vieille horloge sonne les coups de deux heures. « Cri cri cri » fait une souris, « pfutt », dans un frôlement, elle s’est sauvée. Étienne s’assied dans le cantou pour calmer son cœur, la vieille banquette de bois grince sous son poids, sa paille tressée craque au contact de son pantalon.
C’est alors qu’Étienne entend du coté de l’orangerie, là où sont garées les voitures, des conversations animées, des éclats de voix. De quoi peuvent bien parler ses cousins sur le départ. Du dîner ? De leurs grand-parents ? Non, à coup sûr de lui ! Et de Rosalie ? De lui et Rosalie. Et pourquoi ces rires un peu gras et la voix crispante et péremptoire de Clotilde, et celle si argentine de Marie devenue comme fâchée. « Chut, chut ». Froufrou des jupes qui montent en voiture, « Vroum vroum » du coupé Lancia de Maurice. « Atchoum, atchoum », quelqu’un est allergique aux fleurs de tilleul. Les portières claquent. Ronron des moteurs, crissements des pneus sur les vieux pavés, mués en glissements sur le macadam : les voitures ont franchi le portail de la propriété.
Étienne, les candélabres dans une main, six bougies dans l’autre, les allumettes dans sa poche entreprend le chemin du retour, quand… de la table lui arrivent des cris, des pleurs, des plaintes, des explosions de fureur, des fracas, des bruits de verre que l’on casse. Rosalie et sa grand-mère se disputent. Des poings frappent la table, des couverts s’entrechoquent, Rose, hoquète, Rosalie siffle, Rose s’essouffle, Rosalie s’époumone, Rose s’est levée et chancèle sans sa canne, elle retombe dans sa chaise dans un flots de jurons. Étienne s’est arrêté. Il n’entend pas le « hou hou, hou » de la chouette hulotte, ni le chuintement de la dame blanche, ni le coassement des grenouilles du bassin, pas plus que les japements du chien du voisin. Dans ses genoux qui s’entrechoquent, dans ses dents qui grincent, dans sa bouche qui hurle en silence, sur sa peau, dans sa chair et jusque dans ses os, il entend, dans un chœur diabolique, les voix mêlées de sa peur, de sa honte, de sa culpabilité.
.. j’aime le rôle joué par les candélabres pour éclairer ce bout d’histoire à la fois sombre et lumineuse, douce et violente. Merci pour cette soirée où rien n’est dit, juste à peine annoncé.
Merci Ève, je ne suis pas ravie, ravie de mon texte, mais j’ai trouvé la proposition bien intéressante.
Si, moi j’aime beaucoup votre texte. La dispute entre Rose et Rosalie prend tout son éclat et sa résonnance, grâce à l’utilisation des bruits justement. On est vraiment là . Merci .!
Merci de votre indulgence Monica, j’ai fait ce que j’ai pu