Il y a du bruit partout dans la maison, dehors c’est la tempête, dehors les cris de la pluie continuent d’hurler contre les tuiles. D’en bas, elle perçoit le clapotis des gouttes qui envahissent le grenier. Elle n’a pas la force de monter. Elle n’a plus la force depuis longtemps déjà. Le craquement du plancher. Juste avant le bruit des gonds qui grincent, celui de la porte de la cour. On dirait que quelqu’un cherche à entrer sans faire de bruit. Jean a pourtant refermé la porte en partant. Elle ne dort pas. Le clapotis de la pluie va la rendre folle. Ça tambourine même sur les volets avec ce maudit chêne qui claque et ses branches qu’il faudrait couper, il griffe le bois des volets, ça passe partout comme une craie ou des ongles qui glissent sur un tableau noir, c’est dehors, elle pense c’est dehors que le bois craque, le bruissement des arbres du quereu, le battement des branches, le vent qui a ouvert la porte et Jean qui a dû mal la refermer en quittant la maison l’autre jour, il n’y a personne d’autre que lui qui passe par derrière, les dames qui s’occupent d’elle sont venues hier, elles ont bien claqué la porte derrière elles, elle va toujours vérifier dans le vestibule si elles l’ont fermée, mais là il y a du bruit partout, dedans, dehors, c’est la tempête, il y a du bruit dans la maison, des nappes de bruits blancs qui résonnent de partout dans son corps de vieille femme allongée dans son lit, il faudrait qu’elle se lève pour vérifier si le vent n’a pas ouvert la porte de la cuisine qui donne sur la cour, tout est luxuriant dehors, le chêne qui se débat et qui cogne contre les murs le toit les tuiles les volets de la maison, une minute, elle reste là, allongée, rien qu’une petite minute, l’instant d’après ça hurle dans la maison, il tire, elle entend une détonation sur le plafond, il est entré dans le vestibule ou alors par derrière, par le chai, des bruits de pas qui courent, elle est clouée au lit, transie de peur, les tempes qui tambourinent, ça pourrait éclater en elle, de la sciure, on dirait que de la sciure se répand sur le plancher derrière le mur, ce doit être la balle, le coup de feu qui a détruit le plafond, et puis le souffle aussi de l’autre derrière le mur qui s’accélère et qui piétine, qui s’impatiente et ça repart de plus belle, ça s’agite, le bruit monte l’escalier, hurlant, vociférant, poussant des cris de bêtes, c’est une bête qui est entrée chez elle ou alors un démon, elle fait son signe de croix, il y a du bruit partout dans la maison, dehors c’est la tempête, des litres de pluie transparente qui s’infiltrent partout, il y a le bruit de l’eau de pluie dans tous les coins de la maison, on monte l’escalier en courant, quelque chose ou quelqu’un est entré chez elle, c’est dans l’escalier, ça résonne jusqu’à la porte de la salle de bain attenante, il s’arrête, ça s’arrête de bouger, des litres d’eau qui tombent, qui ruissellent dehors sur les tonneaux et dans les pots de chrysanthèmes, ce sont des bruits de pluie qui tapent, comme une barre de métal sur des fils barbelés dans la tête, comme la petite scie des grillons de son enfance et le claquement des cordes à linge contre le manche à balai, c’est loin, très loin l’enfance mais ça revient parfois à certains moments, elle ne sait pas pourquoi, elle a le dos contre la porte de sa chambre, elle s’est levée sans s’en rendre compte, elle a retrouvé ses jambes, elle ne s’écoute plus, elle se parle à elle-même mais aucun son ne sort de sa bouche, elle croit qu’elle l’appelle à l’aide, s’efforçant de pousser contre la porte pour la plaquer contre son poids, sa masse de vieille femme sédentaire la bloque, elle ne la ferme jamais à clef, on ne sait pas ce qui peut arriver, et le bras sur la figure hurlant, s’efforçant de restreindre son cri, le bruit de la poudre, du plâtre qui tombe sur le plancher derrière la cloison, c’est un bruit sec de cendre qu’elle entend partout, lui recommence à hurler, elle recommence à pleurnicher, elle implore, elle l’implore, elle le faisait manger, il recommence à hurler des mots, elle comprend qu’il parle de la maison, de sa maison, que c’est la sienne, il recommence à vociférer des mots incohérents, incompréhensibles, que c’est sa faute à elle, elle capte des bribes parmi le bruit de plâtre qui tombe et la pluie, le bruit noir de la pluie qui se déverse, il y a des bidons et des tonneaux et des citernes de pluie qui tambourinent dehors et se déversent partout, tout le temps, dans la maison, il dit qu’il a inondé le grenier, qu’il a défoncé le toit à la hache, elle ne comprend plus rien, il y a trop de bruits au dehors, au dedans, on dirait que le chêne est à l’intérieur de la maison, elle peut entendre les racines terreuses qui longent ses plaintes, il y a un bruit et une odeur de pluie, tous les parfums de feuilles et de fleurs épars dans l’air humide et chaud, il recommence à hurler, à tambouriner derrière la porte, contre la porte, à frapper à fracasser la porte de sa chambre à coups de crosse, et le bruit de pluie s’éteint dans l’air humide de la maison et accompagne le silence de la voix des arbres au-dedans, elle regarde par-dessus son épaule plaquée contre la porte, et les tchacs-tchacs de la crosse vociférant ou de la hache, si vraiment il a ouvert le toit, elle articule des mots pour l’implorer d’arrêter, elle ne les entend pas, les a-t-elle seulement prononcés, lui ne parle pas, il beugle il râle il vagit comme un animal, c’est une bête un prédateur prêt à fondre sur sa proie, le bruit est dans tous ses gestes, toutes ses voix, le bruit est dans toute sa fureur, il a oublié qu’elle lui a donné la vie, il défonce la porte en frappant dans le bois comme dans du vide, elle est tombée comme un château de cartes un immeuble qu’on aurait dynamité, à la verticale, elle est assise et elle crie elle hurle elle vocifère des prières, des incantations contre le démon qui possède le corps de son fils, de Fifi, de Jean qui n’est pas là, ce n’est pas possible, ce n’est pas lui, ce n’est pas son fils qui défonce sa porte à coups de crosse avec le fusil de son père, à coups de hache peut-être, elle est assise et elle s’étend dans l’eau, dans l’eau de pluie que le chêne qui rampe dans la maison rapporte depuis ses racines, elle est étendue dans l’eau, dans le bruissement sauvage de l’eau, et elle écoute le clapotis des vagues qui cogne contre ses flancs, contre les plinthes de sa chambre de petite vieille, elle est étendue dans l’eau de tout son long, des bruits d’eau plein la tête et le clapotis de l’eau qui tinte dans ses oreilles, la berce, le son du bois qu’on casse, la sciure qui tombe, on dirait du sable qui passe sur la langue comme quand elle mettait trop vite la tête dans l’eau, l’été, dans les vagues, elle se raconte tout ça, elle lui dit tout ça mais ça reste à l’intérieur, ça ne sort pas, il y a maintenant dans la chambre un peu plus de lumière, la porte à demi transpercée bat contre ses cuisses au son des battements d’eau et de hache, debout derrière la porte elle l’entend respirer fort, haleter, être hors d’haleine, à force de taper et de vociférer, l’odeur humide du chêne et l’eau qui creuse une ravine dans la maison, et Jean qui parle tout seul à bout de souffle, c’est monstrueusement bruyant, irrespirable. Un instant elle reste là dans ces bruits de haine et de tempête mêlés, l’air semble n’être qu’une bruine de chaînes et de grincements de portes, ça sent la poudre et le métal mouillé. Il s’arrête. Il halète pour saisir un peu de cet air humide dans l’épaisseur de la nuit. L’instant d’après il hurle à nouveau, enfonce la porte et la tire par sa chemise de nuit, puis il la saisit par les chevilles et il la traîne sur le sol. Ils traversent la cuisine, longent la grande table de ferme, il ouvre la porte qui donne sur la cour, il y a là le chêne qui vocifère dans le vent, elle hurle à la mort et son bruit de gorge est terrible. C’est un bruit de bête qui couine comme un rat aux abois, il ne veut rien savoir, il n’entend pas ses cris ses mots ses excuses de mère ânonnés, il s’élance de tout son corps de fils honni depuis la crosse jusqu’au canon, elle se met à hurler, il est là debout les yeux injectés de sang, celui du chêne et de l’enfance, puis il s’élance dans les ténèbres grises, il y a une odeur de poudre et de pluie, un bruit assourdissant puis le bruit sourd d’un corps, d’un poids mort qu’on pousse d’un coup sec avec le pied dans l’escalier et qui dégringole bim, bam, boum, jusqu’à la porte de la cave.
12 commentaires à propos de “#anthologie #26 | La pluie et la fureur”
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…..retenir son souffle pour tenir la lecture juqu’à la fin, s’il y a une fin… oui il y en a une, pressentie mais qu’on voudrait peut être retenir…
magnifique sujet traité avec une juste violence des mots et cette pluie qui pleure ce qui va arriver, ce qui se joue là. Merci beaucoup!!
Encore une fois un grand merci pour ton passage par ici et ta lecture attentive de mon texte chère Ève ! Oui de la violence forcément car à mesure qu’on avance dans le cycle le récit s’écrit et que les îlots des propositions commencent à s’agglomérer doucement ! À bientôt dans tes textes ou en zoom !
C’est très beau. Quel souffle !
Grand merci pour votre lecture Emilie. Encore un peu de désherbage à faire parce qu’il faut écrire vite avec le rythme du cycle et qu’il fallait écrire un texte suffocant et assourdissant mais on y reviendra plus tard en août ! Au plaisir de vous recroiser dans le cycle au fil de vos textes et des zooms !
Quelle histoire ! Bravo.
Merci Bernard pour votre lecture ça porte pour continuer ! Au plaisir de vous lire !
Quelle envolée ! On se laisse emporter jusqu’au bout du texte, bien porté par une écriture qui décoiffe et qui me plait énormément. Je vais aller lire d’autres textes de cette veine que je n’ai pas encore eu le temps de suivre. Merci!
Merci Solange pour vos mots qui me touchent beaucoup. Venant d’une telle styliste ça me fait très plaisir… Oui rencontrons nous dans nos textes !! A très vite !
J’ai été attirée par le titre. Effectivement, on entend bien la fureur des phrases aussi…
Merci Carole ! Le titre j’ai un peu hésité parce que forcément la référence est un peu (le mot est faible évidemment) grande pour moi ! Si la fureur se ressent alors tant mieux. Il y a encore pas mal de travail de réécriture à faire en aval mais la matière s’accumule dans ce cycle petit à petit. Bonne écriture à vous et à bientôt !
Le déferlement la puissance du mouvement . Les phrases ponctuées courtes à la fin. Plus haché. Jusqu’à la chute du corps . La force de ton écriture et de ce qui s’y déploie . Merci
Grand merci Nathalie pour ta lecture et les mots que tu mets dessus qui touchent tellement. On va essayer de continuer comme ça alors ! Toi aussi ça tape fort de ton côté. Quand cycle sera terminé j’irai lire tes contributions que j’ai ratées. À très vite !