#anthologie #26 l Choses brisées

Nous avons consulté le menu et nous avons commandé du chai. Nous attendons d’être servis. La baie vitrée du Victorious café nous fait penser à un tableau de Hopper. Nous avons choisi cet endroit pour ça. Pour regarder les gens dans la rue en sirotant notre chai. Les bruits de la rue ne nous atteignent pas. Nous parlons comme dans un aquarium. Nous ne regardons plus la rue et si quelqu’un sur le trottoir d’en face nous regardait, il verrait E très grand, un peu tassé dans son fauteuil, lancé dans une démonstration qu’il appuie avec les deux mains comme des hachoirs. Ensuite il me verrait attentive un doigt sur la table voulant aussi appuyer mes arguments.

Le serveur pose les petites tasses de chai dont la couleur pourrait rappeler un mauvais café. J’aurais du prendre un café pour encaisser l’assaut de E. Son corps a cette élasticité et cette lourdeur à la fois qui me décourage de pouvoir le faire bouger d’un iota. Il ne fait jamais que ce qu’il veut. Il s’appuie sur sa taille censée lui donner une autorité naturelle. Elle n’est pas naturelle au sens où je n’ai pas à m’y plier comme je me plie au rythme du jour et de la nuit.

Le serveur fait tomber avec fracas un plateau derrière le comptoir. Nous tournons le regard. Je ne sais pourquoi, je me lève pour porter mon aide. Le serveur est occupé à ramasser ce qu’il a brisé. Je reviens m’asseoir fâchée de réaliser que je veux fuir la dispute. E est de nous deux le plus inflexible. Je dois plier. Je n’ai pas la force d’imposer mon point de vue. Je voudrais briser sur le sol ma tasse et la théière.

A propos de Gilda Gonfier

Conteuse, paysanne, sauvage. Voir son site 365 oracles.

2 commentaires à propos de “#anthologie #26 l Choses brisées”

  1. Une écriture très narrative, ponctuée par les sons, on aime découvrir cet avancement. Merci Gilda

  2. Oui, tout à fait d’accord, une veine narrative dans cette approche des bruits plus que des voix me semble-t-il, l’approche de la ra-conteuse d’histoires 😉