#anthologie #26 | craquements

Ça craque. Tu dors ? C’est le bois qui travaille, a dit papa. Bois du vieil l’escalier qui mène aux chambres, bois des vieilles charpentes, bois des portes jamais vraiment fermées, celles des granges. Ça craque de partout, je te dis. Chut. Il n’y a pas que le bois. Un bruit de pas, quelqu’un qui monte les marches sur la pointe des pieds et même qu’on entend sa respiration. Toi tu dors, ou tu fais semblant, tu ne te rends pas compte. Ecoute. Il y a en plus, à l’extérieur, comme un ronflement, un chuintement. Un rôdeur a dû s’installer là-haut, dans la paille. Il parait qu’il s’agit du vol des effraies, cet étrange ronflement et la grande cour réverbère la présence des oiseaux de nuit. Même le silence résonne. Il y a encore autre chose, derrière, on le sent mais on ne peut pas bouger. Les parents ont dit qu’ils ne rentreraient pas tard. Ils ont menti, la nuit est noire depuis le tour de clé qu’ils ont donné en partant. On est enfermés à l’intérieur mais n’importe qui peut entrer, c’est sûr. Tu dors ? Au-dessus de nos têtes, quelqu’un marche. On entend bien ses petits pas et le bruit du papier froissé. Parce que dans le grenier où l’on n’a pas le droit d’aller, dort un océan de revues, de lettres, de comptes dans les registres déchirés. Rien n’a bougé depuis la fin de la grande guerre. Je le sais, j’y suis allée en passant par l’échelle interdite du fenil. Je suis redescendue pleine de poussière. Tu n’entends pas ? Le rôdeur est sûrement monté par l’échelle aux barreaux cassés. Des souris qui dévorent le papier ? Des rats peut-être. Non, ils sont ailleurs, dans les granges, ils se servent dans les tas de blé. Je les ai vus et je reconnais le bruit de leur course fiévreuse. Ecoute. Ils cavalent en bas, dans l’arrière-cuisine. Ils pillent les réserves. Il faudrait se lever, ajouter des craquements aux craquements mais le lit est le seul refuge en attendant. Un bruit sourd, une lueur, la porte d’une voiture. On parle à voix basse. Affreuse intrusion, on va hurler de toutes nos forces. Même si on est isolés, quelqu’un finira par nous entendre. Tour de clé dans l’autre sens. C’est eux.   

A propos de Christine Eschenbrenner

Génération 51.Une histoire de domaine perdu, de forteresse encerclée, de terrain sillonné ici comme ailleurs. Beaucoup d'enfants et d'adolescents, des cahiers, des livres, quelques responsabilités. Une guitare, une harpe celtique, le chant. Un grand amour, la vie, la mort et la mer aussi.

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