Joséphine referme le tiroir de sa table de nuit. Le geste est lent, non pas à cause de la fatigue omniprésente à son âge, mais comme si par cette lenteur elle pouvait faire durer l’instant, retenir les souvenirs. La pulpe de ses doigts effleure le bois, le tiroir est fermé, sa photographie d’antan est à l’abri des regards indiscrets. Près d’elle, Les Fleurs du mal. Elle ne peut se résoudre à éteindre sa lampe de chevet avant d’en avoir lu quelques pages. Elle remonte le deuxième oreiller contre lequel elle s’appuie. Le bruit mat du coussin et de la taie en coton qu’elle tapote. Elle se cale confortablement, le soupir s’échappe. Elle s’attarde sur la dédicace au maître et à l’ami, Théophile Gautier. Elle parcourt du regard la table des matières. Les pages qu’elle tourne murmurent sous l’index.
Mon esprit, tu te meus avec agilité,
Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l’onde,
Tu sillonnes gaiement l’immensité profonde
Avec une indicible et mâle volupté.
Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides ;
Va te purifier dans l’air supérieur,
Et bois, comme une pure et divine liqueur,
Le feu clair qui remplit les espaces limpides.
Elle aime commencer sa lecture par Elévation, mais les vers ne l’emportent pas ce soir. Joséphine ne peut retenir un bruit de bouche. Impatients, les doigts frôlent le papier, tournent les pages. Correspondances convient davantage à son humeur.
Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
Incessants tourments, les pensées reviennent si fortes. À son image, ses filles sont têtues, chacune à sa manière. Inquiète, Joséphine s’agace. Persévérantes, Sonia et Nadia chercheront des réponses à leurs questions.
Avec lenteur, Joséphine reprend à voix haute la strophe qu’elle vient de lire. Sa voix est fatiguée, presque chevrotante. Son souffle lui semble un écho. Soupir. La lecture à voix haute n’éloigne pas les acouphènes. Et d’autres, corrompus, riches et triomphants, répète-t-elle. Elle pose le recueil de poèmes près de la lampe. L’interrupteur claque. Joséphine garde les yeux ouverts dans l’obscurité. Sa main caresse les draps de coton, cherche l’accalmie qui amènera le sommeil et éloignera la peur que tout soit dit.
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