#26 | Bruits et voix
L’obscurité descend sur la petite place.
Le ciel tombe dans les flaques d’eau qui deviennent taches d’encre.
Des passants marchent dedans et éclaboussent le sol en gouttelettes noires, qui chutent à leur tour, dans un fracas imperceptible.
Pour cause, deux hommes que je distingue à peine, sont là : l’un est debout, à haranguer les gens, pressés de rentrer chez eux après une journée de travail, quand l’autre est assis, sur l’une des trois marches attenantes à un édifice, qui ressemble à une école, ou bien est-ce une mairie ?
Les voix se chauffent, entre le rauque et le grave, parmi les cliquetis des bouteilles qui s’entrechoquent et tintent une étrange mélodie sur ce large trottoir, où l’aigu des tessons de verre contraste avec les râles sévères des hommes, qui se gargarisent de vin rouge, et se disputent la dernière gorgée d’une bouteille.
Le ton monte et les voix désaccordées par l’alcool, sont de vibrantes harpes cassées.
Ces voix sont éraillées, et elles se mélangent aux moteurs des voitures, qui toussent fort en démarrant.
Les gens marchent de plus en plus vite devant eux, prenant soin d’opposer du silence aux interjections lancées à la volée, par les deux personnages qui semblent comme sortis d’une pièce de théâtre.
On entend l’ivresse, même dans les chuchotements.
Sous la coupole de la nuit qui enveloppe les ombres, bruits et voix se mélangent et s’effleurent.
C’est rêche et c’est âpre, comme le vin bu à grandes gorgées que l’on entend couler dans les gosiers.
Une voiture klaxonne et je sursaute, car ce bruit sec et tonitruant, vient interrompre l’ordonnance de la scène à laquelle j’assiste, assise sur un banc public, où j’attends quelqu’un qui ne viendra plus…
Il me semble que les hommes se sont retournés, et ils crient à présent contre qui vient les déranger dans leur tumulte.
Et comme une musique, les voix montent et descendent, dirigées contre la voiture déjà partie et qui a osé interrompre leur fête.
Ça râle de manière étouffée, dans la ville qui se tait peu à peu.
Je n’arrive plus à bouger.
Il faudrait que je m’en aille, mais je suis si proche d’eux que la crainte m’attrape au ventre.
Si je me lève, pour sûr, ils vont s’en apercevoir, car je me suis complètement fondue dans le décor.
Une autre bouteille, une détonation.
Je les entends qui balbutient des mots incertains, comme pris de bégaiement.
Et je cherche un moyen de partir avec discrétion, de disparaître de cette drôle de scène.
Les réverbères s’allument au loin et un rire caverneux vient percuter mes oreilles avec violence.
Je suis figée et mes pensées vont et viennent, avec rapidité, sans s’évanouir mais bien plutôt s’accumulant, les unes sur les autres, comme en un palimpseste assourdissant.
S’ajoutent à cela un effroi et une torpeur qui me tétanisent ici, à cette heure tardive, dans un silence entrecoupé de leurs voix, portées par le vent qui souffle avec véhémence.
Je les entends parler à voix basse, puis s’esclaffer.
Puis, il y a des cris qui viennent interrompre le calme de la nuit.
J’entends surtout le vacarme de mon pouls sur mes tempes et mon cœur qui sursaute à chaque bruit.
L’un des hommes tombe à terre, et quand le deuxième se penche pour l’aider à se relever, je ne suis déjà plus là, envolée en un quart de seconde, la peur comme boussole.