#anthologie #26 | sept fois








Ça devrait être des sons, uniquement et non des mots. Retranscrits. Non dits. Évoqués. Des voix derrière les murs. Et des odeurs aussi, mais des voix. Des oignons frits, des lentilles, de l’ail. J’étais libre alors. Des bruits, rôdeurs, un percuteur qu’on fait fonctionner et une arme qu’on remonte. Un bruit, une culasse, les balles qu’il faut compter mais ne pas en mettre quarante et une : celle qui est de trop enraye immédiatement l’objet. Ça a été le cas, deux fois. Au moins. Je ne dormais que mal, j’entendais les poissons rouges s’ébattaient un peu dans l’aquarium, à la nuit. Les fenêtres ouvertes. Les canaris de Prospero qui chantaient le matin. Tout est mort. Cette fascination pour la guerre, pour les meurtres faire couler le sang se débarrasser des ennemis tuer encore et encore tuer – le silence de la nuit. En parler avec Freud ? Cette fois-là où je suis arrivée devant ce vieux professeur*, qui sortait de son cours de droit – constitutionnel – vice-président d’un syndicat de magistrats, à droite fatalement à droite entouré d’étudiants et d’étudiantes, sans un mot, sans le moindre traître mot – le bruit métallique et les douilles qui tombent et lui qui s’affaisse. Sept coups. Il meurt. Elle court c’est moi, mais je n’entends rien, la voiture démarre et elle, elle n’est pas, elle n’est plus elle-même. C’est moi. N’entendre rien. Ça ne s’est pas arrêté, et ça ne se serait jamais arrêté s’ils ne m’avaient prise. Après, il n’y a plus que la tentation de la rédemption. La part des anges. Dans la cellule, elle est devenue ma meilleure amie, Francesca, même si elle était de l’autre extrême bord ou côté : elle parle en dormant. On entend des voix. Des cris, hurler pleurer tortures et coups – loin dans les cauchemars – je ne sais vraiment pas, je ne sais pas, parfois reviennent les scènes, nous sommes derrière cet homme nous sommes deux, il fait froid, nous sommes dans le nord, nous n’entendons rien que le bruit de nos talons qui s’approchent l’un de nous sort son arme le bruit le métal le choc – on tire dans les jambes de ce type qui s’écroule devant nous – nous partons sans courir, nous avons nos passe-montagnes mais plus de cœur qui va se rompre et cogne, la voiture nous attend au coin – nous partons. Des meurtres. Allongée sur la couche, j’entends Francesca respirer, j’entends ses rêves, je n’écoute pas les miens. Perpétuité dont quinze ans, seule à l’isolement, dans une cellule de cinq mètres carrés – je ne me plains pas – trois ans ensuite avec elle ici. Des meurtres. Que doit-on au monde ? Nos idées ? Nos volontés ? Notre vie et notre corps. Notre idéal. Ça ne s’arrêtera jamais, Mario dit que ce poids ne nous abandonnera jamais, le silence plonge dans la nuit noire, les bruits du sang pompé par le cœur qui bat aux tempes, cette fois où dans la sacoche de ce chef-maton on a retrouvé une pomme mais pas d’arme – la mort il l’avait méritée, la mérite-t-on jamais ? Je me suis retournée, la mauvaise couverture, rêche sans couleurs je me suis souvenue du poids du revolver que je portais à la ceinture, ce jour j’avais croisé un de ces étudiants avec lesquels j’avais suivi des cours, je me suis souvenu de la détresse de mon père – je ne regrette rien, les regrets ne servent jamais à rien – rien

inspiré du livre Le prisonnier écrit par Anna Laura Braghetti, une des guérilleros qui retinrent Moro dans un appartement romain, au printemps 78 (livre écrit en collaboration avec la journaliste Paola Tavella, traduit de l'italien par Claude Galli - avril 1999)
il y aura sans doute un problème de point de vue à adopter - multiple - un narrateur, de quelle place parler ? 
dans la 27, prend la place trois

* Le (pas si vieux : 53 ans) professeur : Vittorio Bachelet, démocrate-chrétien, abattu en février 1980, université La Sapienza à Rome,située sur la piazzale Aldo Moro. Anna Laura Braghetti sera arrêtée le 27 mai de cette année-là - elle avait 27 ans (naissance en août 53).

A propos de Piero Cohen-Hadria

(c'est plus facile avec les liens) la bio ça peut-être là : https://www.tierslivre.net/revue/spip.php?article625#nb10 et le site plutôt là : https://www.pendantleweekend.net/ les (*) réfèrent à des entrées (ou étiquettes) du blog pendant le week-end

2 commentaires à propos de “#anthologie #26 | sept fois”

  1. là il y a vraiment d’entrée bruits violents (savais pas pour les 41 balles)… mer aux poissons rouges, mais l’angoisse et les questions qui reprennent (non on ne mériite pas la mort, et pas lui)
    Bravo