#anthologie #25 | Odeurs

#25 | Odeurs

– Travailler comme caissière : aux heures d’affluence, dégager une odeur de stress irrépressible et impossible à masquer, comme un putois qui se débat sous son Chanel n°5. L’odeur, nauséabonde et prégnante, surgit d’un coup comme si elle avait toujours été là. C’est une odeur de sueur qui vient d’entre les jambes, elle en est persuadée. Aucun parfum synthétique ne peut la contrer. Elle continue de sourire aux clients, tout en sentant ce parfum de luxe aux larges capitons… Étouffant, gênant… Qui livre bataille à sa transpiration excessive qui gagne du terrain. Elle se met à sentir mauvais, ses joues rougissent de honte derrière sa caisse de supermarché. Elle serre les jambes.
– Elle se rappelle l’odeur du mimosa qui envahit tout l’espace clos de son parfum sucré qui monte à la tête et qui va se loger jusque dans ses souvenirs, au-dedans de sa mémoire soudainement convoquée. Cette odeur suave va jusqu’à réveiller ses morts, bels et bien enterrés. Elle pense à ce présent troublé et troublant.
– Elle passe son temps à mettre du parfum, à masquer son odeur, coûte que coûte. Parfois, elle va jusqu’à mélanger plusieurs parfums ensemble en un palimpseste à même son cou. Elle brouille les pistes. Elle n’est pas reconnaissable par son odeur naturelle, cachée sous les couches de ces fluides d’odeurs mêlés les uns aux autres. Ça pue.
– La honte, dans le métro, lorsqu’elle est trop parfumée, qu’elle sent la cocotte. Elle baisse les yeux devant la gêne montrée par les gens autour d’elle qui se pincent le nez ou changent de place. Elle empeste le parfum mais elle ne sent rien car elle est enrhumée.
– A partir de quel moment un parfum se met-il à sentir mauvais ?
– Elle transpire beaucoup, surtout en cas de stress. Elle prend soin, chaque matin, de recouvrir ses aisselles de déodorant en couches épaisses. Malgré cela, l’odeur du corps comme se révoltant d’être ainsi bridée, se répand et c’est l’effroi. Ce corps qui, vivant, fait acte d’exister avec force et fracas.
– Sentir sa propre odeur lorsqu’elle a la fièvre, la gêne terriblement. Elle se dit qu’elle n’est pas loin de mourir.
– Elle sent régulièrement l’odeur de ses parents morts, comme s’ils la frôlaient. Elle est submergée dans son quotidien par des odeurs intruses qui surgissent à l’improviste… Dans un bus, dans une rame de métro, dans la rue, dans sa salle de bain, elle hallucine ces odeurs qui sont si réelles qu’elle se sent sombrer dans la folie, malgré elle.
– L’odeur des égouts, l’odeur de la peau pas lavée, l’odeur des plaies ouvertes. Tout cela, elle connaît. Ces puanteurs sont des parfums qu’elle ne mettra jamais. Pourtant, elle les sent avec vivacité quand ses souvenirs viennent la hanter par surprise.
– Elle a une fracture à la cheville droite. La blessure s’est rouverte et l’on peut sentir l’odeur du staphylocoque doré la dévorant…
– Elle devine les odeurs plus qu’elle ne les sent. On lui dit qu’elle sent bon et elle remercie en souriant, ne sachant pas ce qu’a senti son interlocuteur. Elle rit intérieurement de ce qu’elle considère comme un malentendu. Elle est polie, c’est-à-dire qu’elle sait la politesse mais ça veut surtout dire qu’elle est une pierre lisse, ses angles arrondis, son sourire sans aspérités.
– Elle ne sent rien mais elle a pourtant un lien puissant aux odeurs. Elle se parfume trop, comme pour créer un écran entre elle et le monde.
– Il y a des villes qu’elle ne peut supporter juste à cause d’odeurs profondes et indéfinissables qui semblent venir de dessous le goudron, des entrailles mêmes de la ville et qui restent en suspens dans l’air, stagnantes. Elle a peur de respirer cet air là.

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