la hiérarchie dans les odeurs, pas seulement deux groupes, avec bonnes et mauvaises, plus complexe, parce que hiérarchie prise dans un contexte social, culturel, historique, familial, un peu comme les couleurs, le bleu, la couleur la plus aimée aujourd’hui, alors qu’associée pendant des siècles aux guenilles, au barbare, au méprisable
la logique trouble dans cette hiérarchie avec l’odeur détestable ou repoussante et malgré ça aimée car liée à un souvenir précieux
odeur de bouse de vache, de ferme, c’est-à-dire de l’enfance, des premières sorties à vélo loin de l’enfermement du jardin, chemins entre les champs, clôtures sur lesquelles le poser, s’approcher et craindre et aimer les museaux, les mouches, les yeux immenses, les oreilles velues, leur trouver chacune un caractère, un nom, et la bouche du cheval, mettre la main bien à plat pour lui présenter l’herbe à cause des dents impressionnantes et lui qui mange, aspire les brindilles en soufflant avec bruit, juste pour nous faire plaisir, par envie du contact on dirait, ce que sa peau envoie d’odeur avec les tressautements brefs sous les vols d’insectes
odeur forte des algues écrasées au soleil, les rochers noirs et les brillances tenues iodées, tout se tient à l’odeur, l’espace dégagé où les mouettes jouent, l’odeur maintenue qui ouvre une vue presque trop grande pour son seul corps
l’odeur du sable et de l’été me réapparaît souvent près d’un vieux mur humide mais sans les images chaudes, comme si l’odeur avait été coupée à la tige et séparée de son environnement d’origine
odeur de la cigarette du père dans la voiture, son paquet de gauloises (avec le casque bleu foncé dessiné sur papier bleu clair, ouvert avec méthode, un espace carré déchiré sur le dessus) dans sa poche de chemise, d’une main il sort une tige pendant que l’autre tient le volant, sa sûreté, la confiance en ses gestes, la netteté, le silence quand il fume, concentré
odeurs masquantes, une odeur à la place d’une autre, la hiérarchie qui expulse pour mettre à la place de, et qui ne fonctionne pas vraiment, les petites odeurs qui restent, refusent, se mêlent, se délitent avec une sorte de résistance têtue sans que personne ne les admire
cette femme qui ne veut pas d’odeurs, jamais, ni l’odeur inventée par un parfumeur ni celle de la soupe ou des grillades, elle déteste toutes les odeur, toutes les odeurs provoquent chez elle la répulsion — même chose avec un visage de singe, elle met la main devant ses yeux pour le masquer, et quand on lui demande pourquoi, elle dit que ça ressemble trop à un visage humain, que ça la met mal à l’aise, elle n’a pas raison ?franchement ? (elle ne conçoit comme juste et acceptable que ce qui passe la barre de son jugement, juste, universel, universellement juste, marqueur civilisationnel, d’un côté elle, organisée et judicieuse, de l’autre le singe, répugnant non-humain) –, aussi pour elle les odeurs sont signes de saleté et de laisser-aller et d’incongruités, ces hippies avec leurs marguerites dans les cheveux devaient puer, la révolution pue, le désordre pue, le hors des clous est un écœurement pour les sens, gustatifs, olfactifs, c’est évident, la justesse est sans teinte, sans odeur, sans goût, la justesse désinfecte de toutes ces bactéries hors norme, de toute cette marginalité dénuée de sens, un singe c’est n’importe quoi, laisser des odeurs s’installer c’est n’importe quoi (je ne sais pas grand chose de l’enfance de cette femme, mais ce devait être rude pour qu’elle décide de refuser ce qui se respire)
de tout ce qui fait miasme, et le mot miasme sent, il est lui-même dans le placement des lèvres et du palais qui s’écrase sur la langue, et le filet du s pris au milieu dans l’empêchement car repris par le m, la répulsion, on sait ce qu’il y a derrière miasme, le pincé face à l’obligation, le recul devant ce qui s’avale de force, le miasme forcément avalé — un miasme de loin, un miasme pensé n’existe pas, c’est forcément vécu, subi et pas seulement imaginé, jamais imaginé, non plus anticipé, c’est dans le présent de la respiration, miasme, dans le refus de la respiration, miasme, comme la note de musique, morte avant, morte après, uniquement simultanée à elle-même, dire miasme quand le miasme n’est pas là le convoque
le monde inexistant des odeurs impossibles, celles auxquelles on n’a pas accès, que sentent les mouettes, que sentent les chiens, il paraîtrait qu’ils savent les odeurs de gangrène avant qu’elle ne se forme, en avance sur leur temps (le nôtre qu’on les force à vivre)
Les bons souvenirs des « mauvaises » odeurs, la belle image de l’odeur comme coupée de sa tige, et les odeurs auxquelles on a pas accès, une belle lecture, merci.
Merci Isabelle ! (le format « prise de notes préparatoires » permet un sacrée liberté, on suit les fils et tant pis si on se perd)