Il n’y a pas d’odeur fondamentale, pas plus que pour les couleurs. C’est leur usage, notre niveau culturel, l’emploi des mots correspondant à notre condition qui nous permettent, avec plus ou moins de chance de bonheur ou de malheur, de pouvoir les décrire. Lévi-Strauss lui-même, grand anthropologue qu’il était, disait que le Brésil sent la cassolette, en raison d’une homophonie avec « grésille ». Les odeurs sont étroitement liées à nos usages; on ne saurait guère remonter à leur source. Même Proust, quand il se trouve confronté au couvre-lit de tante Léonie, utilise des termes faisant plus référence à un usage (s’engluer, odeur médiane, fade) afin d’évoquer une « convoitise inavouée en sa présence » (le couvre-lit, pas la tante).
Pourtant, puisque nous devons désormais nous efforcer de tout catégoriser (« la catégorisation est principalement un moyen de comprendre le monde » (Lakoff & Johnson, 1985 : 132)), je pourrais essayer de créer mes propres catégories. Comment s’y prendre quand on ne sait absolument rien des grandes théories de la catégorisation qui parviennent à l’animal en partant du caniche nain, à l’oiseau en partant du canari, à l’essence du politique en se basant sur la pire chienlit ? Il faut du saillant, quelque chose qui mette tout le monde d’accord pour dire que c’est ça, que c’en est. L’odeur du jasmin ou celle des latrines sont ici sur le même plan, celui de la « saillance ».
Comme il est difficile de parler des odeurs, certains ne se cassent pas la tête plus que de raison. J’ai connu un meunier d’huiles qui, en reniflant ses tonneaux, disait : soit c’est bon, soit ça ne l’est pas. Et il semblait s’en contenter grandement.
Je devrais continuer à prendre des notes en parallèle de cet atelier d’écriture. Je sens qu’il y a là un monde encore bien éloigné de ma portée dans les mots. Peut-être faire des listes, par exemple, de toutes les façons que je connais pour caractériser une odeur, c’est-à-dire pour en faire un genre de personnage plus ou moins important à l’intérieur d’un micro-récit.
L’odeur de chou flotte dans la cuisine. C’est fou comme ça peut sentir mauvais et pourtant comme on peut se régaler ensuite quand la soupe est prête. Il faudrait que je m’approche, nez en avant, narines écartées, de certaines odeurs trop vite délaissées en raison de la répugnance immédiate qu’elles m’inspirent les yeux fermés. L’odeur du pognon par exemple, l’odeur des gourmettes de métal qui tintent au poignet des nouveaux riches, l’odeur abominable de bon nombre de parfums dits de luxe. Le parfum de la richesse a une odeur de pourriture, de décomposition, vous ne trouvez pas?
Certaines femmes sont des cassolettes à odeurs, et elles ne sont pas brésiliennes.
certains hommes puent à force d’être inodores.
On peut s’enivrer d’odeurs autant que de vin. Je ne sais pas si les poètes persans en parlent. Être excommunié pour avoir osé je ne sais quelle allégorie entre la rose et autre chose, pensez-vous que cela soit impossible? Bien sûr que non. Décapité en prime. La vilaine tête malodorante, celle de l’ivresse, de la liberté, de l’audace, exhibée en place publique. L’odeur de la bêtise se reconnaît presque immédiatement dès qu’elle pointe le vilain bout de son nez.
Chaque partie d’un jardin a ses odeurs. La tomate, selon les dires de certains grands chefs étoilés, peut tout à fait sentir « l’élégance, la vérité, l’honnêteté ». Ça peut aller jusque là. Moi, l’odeur de la tomate me rappelle les repas de famille antédiluviens, quand les tomates avaient encore du goût. Le radis pour moi a toujours eut le gout et l’odeur du radis, que disserter de plus sur le sujet ?
L’usage donc. À force de manger des tomates, j’y reconnais une odeur de quelque chose bien vrai, et que je pourrais facilement décrire comme indéfinissable, mais c’est parce que ce serait douloureux surtout de se souvenir vraiment.
Et puis, je sens bien que je m’agace à chercher des mots qui ne seraient pas les miens. Souvent, je dis tu sens bon, je ne fais pas de prose. Quand c’est mauvais, je le dis pareil, tu es puant. Est-ce que je m’en porte plus mal? Bien sûr que non. Si ce n’était pas le cas, j’aurais la nette impression de sentir l’odeur de la tromperie, celle de celui qui veut péter plus haut que son cul, et puis voilà.
Tu pourrais faire un effort, un peu de tenue dans ton langage quand même… c’est tout de même un atelier d’écriture… et voilà, tout de suite on vous classe, on vous catégorise, les gueux, les vilains, les nobles et les seigneurs, tout le tralala. Après tout, s’ils n’ont que ça pour se désennuyer, ça les regarde. Et bien je vais leur dire…ça leur passera avant que ça ne me reprenne.
Il pourrait même y avoir de la colère, ça pourrait carrément sentir le roussi. Je veux dire, vouloir classifier les gens de cette façon, à la manière dont ils se sentent le doigt et qu’ils en parlent, comme si ça ne suffisait pas d’être partout fliqué dès qu’on fait un pas.
Alors, réflexion faite, je garde mes odeurs pour moi. Les autres, je ne peux plus les sentir. Trop de traîtrise, trop de mensonges. On ne sait jamais si c’est du lard ou du cochon. Voilà la triste réalité dans laquelle nous vivons.
Texte très intéressant. Merci/
si le début du texte se veut informatif , il se transforme en expérience personnelle, en système de réflexion, drôle et acide . Très vivant ! Merci .