Dès qu’elle ferme les yeux, l’aventure du sommeil commence. Elle sent la peau de sa peau se flétrir, gagner en épaisseur, et son corps, tout comme ses organes, ayant en quelque sorte renoncé à la légèreté, tombent dans une sorte de vide. C’est un instant inhabituel. Tout se déploie en elle, sans doute, et pourtant elle est comme extérieure à sa pensé, au naufrage irrémédiable du corps, à son inutile passage et à sa disparition dans l’oubli. Étrangement, dans sa solitude, c’est d’abord le clapotis de l’eau qui lui parvient, au loin et sur lequel elle n’a aucun pouvoir. Des morceaux composites de phrases, de poèmes, des bribes de conversations, des paroles de chansons, des noms de rues, des voix, des visages, des odeurs lui reviennent, étoffent un instant cette bulle indéfinissable et, comme un enfant attiré par un puits, tombent, éclatent d’un coup, dans un trou de mémoire. Plus jamais elle ne se souviendra. On lui a dit parfois, quand elle était petite, que les noyés, avant de perdre définitivement conscience, assistent, en une sorte d’ultime retrospective intérieure, à la persistance de leur passé. On dit que toute sa vie défile devant ses yeux. Cette plongée dans le temps, renforcée par la montée des eaux, agit sur son imaginaire de vieille femme esseulée dans la maison. Déjà, le présent de l’inondation se confond avec les fautes du passé. Elle se représente ainsi les apparitions qui précèdent l’abolition de la conscience comme une sorte d’ultime confession, mais sans aucune rémission possible. En somme, un jeu mémoriel inutile dont l’agencement est donné une fois pour toutes, sans possibilité de retour en arrière ni de réparation. Dans cette débâcle d’images disparaissant sans fin les unes après les autres, elle ne distingue plus ce qui est de l’ordre de la veille ou du sommeil. Ce qui est son histoire et ce qui reste le récit d’existences imaginaires, étrangères à la sienne, mais qu’elle pense avoir vécues. Le souvenir s’effiloche de lui-même. Les visages et les voix se dissolvent. La mémoire disparaît comme le corps se vide. D’abord effrayante, cette dissolution de son passé s’apaise, peu à peu, et le silence entre les flots qui montent s’étire à l’infini. Les souvenirs s’arrêtent. La pluie battante continue son incessant clapotis sur les tuiles de la maison. Des gouttes tombent du plafond et heurtent son visage. Une par ci. Une par là. C’est tout. Le souffle qui était toute sa vie s’espace et s’amenuise dans le plein silence de la pluie. Elle n’a plus à se demander s’il va revenir. C’est fini.
Waouh ! Étonnante et superbe description de ce personnage qui se dissout et qui finalement finit de respirer. Première lecture… » d’abord effrayante » avec « cette dissolution de son passé » puis après plusieurs lectures devant la force des mots et des images, ça « s’apaise, peu à peu »
Merci!
Et merci pour votre passage dans mes petits mots, ça touche drôlement et ça donne envie de pousser cette histoire et ces descriptions un peu plus loin ! À très bientôt Claudine
et bien sûr le mot « inondation » me prend le ventre
j’assiste à ta scène et je ressens pleinement ce corps endormi dans un trou de mémoire
(merci pour ta réponse d’hier… oui je vois ton fil d’écriture pour l’instant et il te faut le suivre… à vite… )
Oui j’avais lu ton livre dans lequel tu racontais ton expérience des inondations avec beaucoup d’attention. C’est le fil conducteur de mon texte depuis 2 ans déjà. J’essaie de le suivre oui et ton soutien m’est précieux. Grand merci encore pour tes passages dans mes mots. Je t’embrasse chère Françoise.
« Le souffle qui était toute sa vie s’espace et s’amenuise dans le plein silence de la pluie. « merci
Et encore merci à toi Nathalie pour ta lecture très attentive de mon texte ! À très vite !
« le présent de l’inondation se confond avec les fautes du passé »
je pense à la non innocence de l’eau, à ce qu’elle pousse en nous lentement sûrement
La non innocence de l’eau j’aime beaucoup cette idée que quelque chose de liquide se joue à notre insu et que l’eau pousse en nous l’indicible (lentement sûrement oui)
oui