#anthologie #24 | s’assoupir

« Bizarre que ce soit à la fois si agréable et si facile de passer un après-midi étendu sur ces plages infinies (avec les traits bien marqués de l’horizon, du rivage et de la dune sur le ciel, c’est le paysage rêvé pour s’exercer au point de fuite). Je veux dire, le bord de mer pourrait grouiller de vermine ou être le domaine de varans sanguinaires nous traquant sans relâche et les eaux de baignade, le repère de monstres cosmiques aussi poisseux qu’acérés. On ne peut pas s’allonger sur le sol des montagnes, des forêts ou des villes et s’assoupir l’esprit tranquille ; la menace plane, quelque chose est là, quelque part, en équilibre, prêt à nous écraser. À la plage, au contraire, le paysage ne cache rien et l’on peut clore les paupières, décrypter le roulement des vagues, peser dans le sol, s’abandonner à la garde de la coupole céleste. Les températures relatives de l’eau et de l’air invitent à l’alternance entre lecture, baignade et sieste. 40 — 15(marche comprise) — 5. Je chéris ces cycles et les fais tourner des après-midi entières. Ce mouvement pendulaire parvient à me faire penser “à la lisière du corps et de l’esprit “ *. Ce sont les seuls moments de l’année où j’accède à ces brumes. Le soleil, l’ombre fugace des nuages, la chaleur supérieure à celle de mon corps, la réalité vasoconstrictrice et atavique de l’eau, le sel sur la peau, les bruits sous-marins, dessinent la porte des étoiles.

* Yukio Mishima, Le soleil et l’acier, traduit de l’anglais par Tanguy Kenec’hdu, Gallimard, Folio, 1973, p. 103. »

Extrait d’Allumettes, juin 2024.


Je ne connais pas encore ce gars. Je sais juste qu’il vient de s’allonger sur un tronc pas trop humide. Sur la piste, le vrombissement est terrible, la jungle s’émiette sous le souffle. Des hommes déchargent des caisses.

Il respire profondément, lentement, se concentre sur sa respiration. A sa ceinture, un couteau de combat. Il relâche les muscles de sa face, de son cou, de ses épaules. Il est rasé de près. Ses épaules tombent dans le bois. Il se concentre sur son bras gauche : le biceps, l’avant-bras, la main, les doigts. Puis le bras droit. Puis son attention glisse vers sa poitrine, son ventre. Le treillis s’élève, s’abaisse. Pelvis, jambe droite — cuisse, genou, mollet, pied, orteils — ; jambe gauche. Autour, toujours le chaos. Un insecte sur le cou. Il est dans une pièce sombre, dans un hamac de velours. Je ne le connais pas encore. Il dort.

A propos de François Tastet

J’ai trente-deux ans et j’enseigne les sciences naturelles à Paris. J’ai grandi dans la région bordelaise, près de l’océan. C’est la discipline de fer dont j'habille ma pratique de l’écriture qui apaise mes démons, règle mes journées et me fait voir le beau. Pour écrire, il me faut : lire, aller au cinéma, marcher seul loin de la ville et savoir mon corps capable de mouvements compliqués. Certains de mes textes ont été édités dans des revues à très petit tirage. Je brouillonne dans des cahiers d’écoliers dont on peut consulter certaines pages ici https://cahierdetravauxpratiques.notion.site/Cahier-de-travaux-pratiques-v-2-711e5b0ec46f45889271102f9b69e8e8.