Le ciel a perdu son bleu métallique. La lune se cache derrière le pigeonnier. La chère vieille maison de pierres, on ne la voit pas, on la sent. Tapie dans l’ombre, elle sommeille dans sa couverture de vigne vierge. Sa lourde porte close, ses jalousies entrebaîllées par pudeur sur la nuit, lui confèrent respectabilité et inviolabilité. Ce qu’elle a perdu en splendeur, elle l’a gagné en autorité et noblesse. À intervalles réguliers une dame blanche lance son appel chuintant.
Rosalie a couché ses deux enfants, sur le gazon, à coté de la caisse d’un oranger odorant. Elle s’est attardée à regarder les cheveux flamboyants de sa fille. Le petit-frère en a roulé une anglaise à ses doigts pour s’en caresser le cou. À présent, les enfants dorment, leur innocence sur les joues, leur enfance dans les jambes. Paisibles, abandonnés, indifférents aux problèmes des grands.
Tous les invités sont partis. Ne restent à la table du diner que Grand-Mère Rose, et deux de ses petits-enfants, cousins germains : Etienne et Rosalie.
Etienne vient d’apporter des candélabres pour éclairer la table. Comme le ferait d’une image un révélateur photographique, la lumière des bougies, allumées une à une, fait apparaître les visages latents des convives. Grand-Mère Rose s’est endormie dans ses dentelles. La fatigue venant, elle a perdu de sa superbe. Son masque d’empereur romain s’est défait. Angles des pommettes émoussés – les fards et les crayons gras impuissants à les rehausser. Joues avachies, dont les lignes fuyantes convergent vers le gras du menton et se perdent dans la mollesse de la gorge. Expression devenue ordinaire, commune, presque triviale, qui tente de retenir un semblant de bienveillance. La bonhomie n’a pas résisté. Seules demeurent, dans le sourire éteint, la vanité et la condescendance.
Le buste de Rosalie est drapé de lin rouge. Etienne pense :
— C’est Rosalie qui fait le corsage, ce n’est pas le corsage qui fait Rosalie.
Le corps de Rosalie a toujours été un peu bizarre. On dirait qu’il occupe plus que son espace, qu’il empiète sur celui des autres, qu’il vient les interpeller, les déranger. Oui c’est cela, les déranger… par son animalité, sa densité, sa matière, son évidence à vivre gloutonnement et à vous jeter à la figure la mesquinerie du monde et peut-être la vôtre… Les blanches paupières posées sur les yeux sombres laissent sourdre deux larmes qui roulent sur les joues… À cet instant, le visage de Rosalie dit ce qu’aucun sculpteur —fût-il de génie — ne saurait exprimer : la noblesse et la vulgarité, la douceur et la violence, l’acceptation et la fureur, l’abandon et la maîtrise, le goût de la vie et celui de la mort et, par-dessus tout cela, le désir charnel, un désir irrépressible et irrémédiable.
Etienne et Rosalie fument et boivent. Ils ne parlent pas. Sous la table, le chien de la maison émet, dans ses rêves, des grognements sourds et des claquements de dents. Alcool…, fatigue… La face de Rosalie se délite. Ses lèvres restent entrouvertes dans une sorte de lamentation muette. Sa cigarette pendouille, glisse le long de son menton et chute dans le reste de glace. Elle s’éteint dans un grésillement. Seule demeure devant Etienne une image familière, qui tremblote telle le reflet d’une eau dormante. La tête de Rosalie dodeline et tombe sur la table. Le chignon se dénoue, la chevelure profuse s’étale sur l’albâtre des épaules, dérangeant le corsage qui laisse échapper une dentelure de nylon noir.
Rosalie dort. Son corps prend dans le sommeil une attitude gauche, franche offense à la féminité de ses courbes lascives. Un coin retroussé de sa bouche peinte laisse voir l’émail de ses dents.
De temps en temps, la main d’Etienne se tend vers elle. Cette main voudrait sentir les os du visage aux yeux clos, examiner de ses doigts les tissus qui y adhèrent, palper leur substance, évaluer leur épaisseur, percer le mystère de leur velouté assourdi. Mais la table est trop large et cette main ne rencontre que le vide. Vaincue, elle finit par se laisser tomber sur la nappe, où, telle un papillon de nuit, elle s’agite un moment dans un fébrilement inutile. Etienne dort.
une ambiance à la fois douce et poignante… » douceur et violence » c’est bien cela… merci!
Merci, Eve, pour ta lecture et ton commentaire.
Sacrés personnages, une préférence pour Rose « Seules demeurent, dans le sourire éteint, la vanité et la condescendance. » mais aussi le corps de Rosalie qui empiète sur celui des autres, de belles formules. Merci
Merci Isabelle d’avoir aimé mes personnages, pas vraiment sympathiques ni l’une ni l’autre. Enfin pour l’instant, elles dorment…
Quel tableau ! Je suis autour de la table ! Une histoire à écrire ?
Effectivement je pourrais en faire une histoire.
je m’installe moi aussi à ta table et je regarde
merci pour cette scène, Émilie, qui suscite bien davantage, c’est vrai…
Avec du temps, j’aurais pu étoffer la scène, mais le challenge, c’est d’écrire quelque chose tous les jours, alors ce sera pour une autre fois. Merci de votre lecture, Françoise.
merci pour ce texte, le portrait de Rosalie est poignant . Ces ambiances familiales intemporelles. Bravo pour les descriptions fines et détaillées qui en disent autant sur l’ exterioeur des personnage que sur leur personnalité profonde.
Oui, dans mon esprit, Rosalie est en souffrance. Pourquoi ? Cela reste à inventer. Contente de vous avoir croisée lors du zoom. Merci pour votre commentaire.
Très beau texte, tableau précis plein de finesse, bravo !
Oh merci, Virginie, de ton enthousiasme pour mon petit tableau.