#anthologie #24 | écailles


L’histoire du chien qui offre son ventre à la caresse en signe de confiance et de soumission, car c’est la partie la plus fragile de son corps, n’est pas réellement transposable à l’humain, aux doigts fragiles, aux ongles fragiles, aux yeux fragiles, car chez lui c’est tout le corps, les joues, les bras, les lèvres, qui est fragile, sans crocs, sans dard et sans venin. Pour l’entraver on enserre ses poignets, ses chevilles. Son cou ne possède pas de carapace, aussi sa tête tient à rien. Le peu de défense qu’il a, esquive, course ou crachat, s’anéantit dans le sommeil. C’est la partie la plus fragile de l’humain et la plus isolée. Il n’y a pas de camarades de sommeil. Chacun est livré à soi-même. Dans le sommeil, pas de signes à offrir, comme le ventre du chien tourné vers la main amicale, car aucun signe ne sort. Ou ceux qui sortent sont si minces qu’ils ont perdu leur intention — un gémissement, mais l’autre ne sait pas ce qui le provoque, les yeux bougeant sous les paupières, l’autre n’en voit pas la direction, un bras tendu ou replié dont l’autre ne peut pas savoir si c’est d’apaisement ou suscité par une brûlure. On ne sait rien de l’autre quand il dort. On l’a perdu. Il est loin derrière soi, si loin. On ne peut que le regarder de loin. Et même, le regarder n’est plus le voir — le regarder ne le change pas en statue de sel, ne lui donne pas de couleurs, il est si loin, on peut coller ses yeux au plus près de sa peau, de ses cheveux, de ses paupières, il est si loin qu’on ne le voit pas. Le sommeil mange les distances, les défait, les empêche de rétrécir ou de bondir, tue les distances. Le sommeil rend l’autre flottant et si loin, quelque part et si près, et c’est le sens perdu de l’autre qui vient. Le rendant seul au monde. Et soi si seul. Lui si seul à se perdre, soi seul à l’avoir perdu. Chacun seul à perdre et à se perdre, à être si perdus l’un et l’autre que le monde entier tombe d’un coup. La partie la plus fragile de l’humain si fragile est frappée par un bruit, un jeune goéland, une porte qui grince, une anxiété diffuse, ou l’imminence d’un bombardement. Si personne ne comprend du sommeil le point le plus fragile du soi, nul ne saura prévenir les chocs ni se sauver ou sauver l’autre, quand le réveil croit sincèrement à la solidité des choses.

A propos de C Jeanney

or donc et par conséquent, je fais ce que j'ai à faire sur mon site tentatives

6 commentaires à propos de “#anthologie #24 | écailles”

  1. Merci Christine ! heureuse de te lire ! un texte qui revisite la proposition « Seul.e » finalement sous l’angle du sommeil. Tu dis parfaitement bien la grande vulnérabilité de celui et celle qui dort, et de celui ou celle qui le/la regarde, et donc notre profonde humanité. Tu dis magnifiquement l’absence de l’autre lorsqu’il dort et parfois, même présent, on sent le manque que ça creuse au cœur de la présence, au plus près de la présence : « on peut coller ses yeux au plus près de sa peau, de ses cheveux, de ses paupières, il est si loin qu’on ne le voit pas. Le sommeil mange les distances, les défait, les empêche de rétrécir ou de bondir, tue les distances. Le sommeil rend l’autre flottant et si loin, quelque part et si près, et c’est le sens perdu de l’autre qui vient. Le rendant seul au monde. Et soi si seul. Lui si seul à se perdre, soi seul à l’avoir perdu. Chacun seul à perdre et à se perdre, à être si perdus l’un et l’autre que le monde entier tombe d’un coup. » Ce passage est magnifique.

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