#anthologie #24 | Des bêtes et des hommes

C’est une histoire à dormir debout. A faire rugir les loups. On n’y verra peut-être pas beaucoup de gens dormir. Parce qu’elle peut tenir éveillé des nuits entières. Laissons-la parler.

Je suis un animal traqué. Les humains sont de bien curieuses bêtes, ils – enfin certains – aiment le cochon d’élevage en barquettes dans les supermarchés, ils  – enfin certains – détestent le sanglier, sauvage, vivant. Ils – enfin certains – ont un jour organisé une battue, nous étions parait-il devenus encombrants dans ce morceau de foret encore un peu à nous, trop dérangeants, trop envahissants, trop, trop. Moi, la laie qui portait des petits dans mon ventre, j’ai pris peur, pas pour moi, pour eux, au dedans. Une nuit, j’ai fui, j’ai franchi les bosquets piétinés, j’ai cavalé dans un champ, sur une route, puis deux, j’ai traversé des prés de jeunes blés, contourné des maisons. Soudain, impossible de faire marche arrière. Derrière, la mort assurée, devant, la mer. Alors j’ai fui le continent, j’ai nagé, instinctivement, les vagues m’ont pris dans leurs bras, sous une lune éclaireuse, je suis allée au gré du vent, vers l’ouest et j’ai vu un bout de terre émergée au milieu de l’eau. J’ai marché sur le sable, longé un sentier et je me suis réfugiée dans un coin de lande abritée.

On m’avait aperçue. Je suis redevenue un animal traqué. Même ici, dans ce coin de paradis, quelque chasseur aux désirs sanglants inassouvis s’est alors remis aux aguets. La nuit fut belle et rude. Je mis bas trois marcassins, tout ébahis, transis, affamés. Le ventre devenu plat et creux et vide, aller m’alimenter pour les nourrir. J’ai marché dans des jardins, longé des petites maisons, lumière éteinte. La pleine lune m’accompagnait encore. C’est à ce moment que j’ai croisé des gens qui dormaient. Sur cette ile les volets restent ouverts, les fenêtres souvent sans rideau. Mon museau sur les carreaux, j’ai vu des bébés confortablement assoupis, paisibles, en sécurité. J’ai vu des vieilles femmes aux visages de pomme toute ridée sous les couvertures, emmitouflées. J’ai vu des couples enlacés sous des draps froissés. J’ai vu des chiens ronfler dans leur panier d’osier, des chats bruyants sur des toits, d’autres silencieux au pied du lit. J’ai vu des insomniaques à moitié endormis, devant un verre d’eau ou une tasse de café, des télés allumées devant des canapés ramollis par des corps affaissés. En passant devant le marché couvert j’ai vu des visages éveillés. Des grandes photos sur les baies vitrées affichaient les sourires des enfants de l’ile, celles des derniers marins pécheurs, des portraits en pied costumés et coiffés de dentelle. Dans le cimetière, ouvert à tous les vents, j’ai vu des visages sur des médaillons, d’hommes ridés comme la mer déchainée qui les avait emportés, de femmes aux regards inquiets pour des bateaux éloignés, et sous toutes ces tombes, des gens qui dorment, éternellement.

Je suis revenue allaiter mes petits. J’ai entendu du bruit dans le buisson. Ne pas bouger, les protéger. Et puis, là, le fusil, pointé sur moi. J’ai vu un homme endormi, dans son absurdité, qui a tiré. Mes petits, partis, comme des étoiles filantes. J’ai mis plus longtemps à les rejoindre. Je l’ai regardé , mes yeux dans les siens, pour qu’il me voit lentement m’assoupir, soupirer, rendre le dernier souffle, mourir.

Mon fantôme m’a dit qu’il était allé de temps en temps lui chatouiller les doigts de pied pour faire surgir dans ses nuits agitées le cri d’effroi d’une bête qu’on abat. Un soir, il l’a vu, recroquevillé en chien de fusil, son chien arthrosé au pied du lit, et lui, seul, tout seul, pétrifié devant l’image de mon museau et celui de mes petits prenant la forme d’un remord.

ARCHIVES OUEST-FRANCE

A propos de Eve F.

Rédige des assignations et des conclusions, défend le veuf et l'orpheline, écrit sur le Droit et son envers, la Justice et ses travers, le bien-être et son contraire, les hommes et pas que, le bruit du monde et ses silences, aussi.

10 commentaires à propos de “#anthologie #24 | Des bêtes et des hommes”

  1. J’ai vu des visages sur des médaillons, d’hommes ridés comme la mer déchainée qui les avait emportés, de femmes aux regards inquiets pour des bateaux éloignés, et sous toutes ces tombes, des gens qui dorment, éternellement.

    Je suis touchée par ce passage, cette évocation des visages sur des médaillons de gens qui dorment éternellement.

    • Merci Françoise, oui ces médaillons m’interpellent souvent quand je passe dans un cimetière. et là avec cette consigne les visages me sont revenus…

  2. Mon dieu Eve qu’elle est belle cette histoire et si triste si cruelle. Elle m’évoque la forêt où j’habite et les sangliers que j’y croise et les chasseurs que j’y vois, les jours où il y a des heures pour aller s’engouffrer dans les bois. Elle m’évoque un livre qui raconte l’histoire d’une biche qui va se venger. Elle est belle avec ces gens qui dorment et l’animal qui les regarde. Mais pourquoi les a t’il tués ? Voila toujours la question à se poser.
    Merci Eve pour ces mots, à bientôt.

  3. Ah oui une amie m’a aussi parlé de cette histoire de biche.. quand c’est arrivé on a tous été secoués.. il y avait tant d’autres solutions de sauvetage possible…ta question est juste, très juste. Merci à toi pour ce partage.

  4. « J’ai vu un homme endormi, dans son absurdité »
    Merci Eve pour cette phrase et ce très beau texte.

  5. Si beau! ( me souviens de ma frayeur un jour de marche dans un maquis en croisant une laie et sa horde de petits ; la chienne qui me suivait s’était figée j’ ai reculé : peur d’être confondue avec ceux qui mettent en joue? ennemie, étrangère aux herbes aux pierres aux ronces « éveillée dans mon absurdité ») merci Ève