# anthologie # 24 | l’écume et le ressac

il y a toujours la question de l'arrière-plan - le point de vue - qui parle? lui ou l'autre ? Personne ? Le narrateurice ? en tout cas travail en cours 

Moro
On dit que ça a duré cinquante-cinq jours. Il y en eut autant à Pékin (le titre d’un film réalisé par John Huston – pas des meilleurs) ou à Tunis (un de mes cousins je crois pour la durée de la guerre à Tunis – une façon de garder la tête hors de l’eau sans doute – ma mère parlait des chiclets et des chocolats que distribuaient l’armée US – mon père se taisait) ? Non mais c’est seulement parce qu’on oublie les nuits. Cinquante-cinq tout autant : le bras sur le visage, Moro dormait. Il prenait un somnifère léger, comme à la maison. Il mangeait plutôt des légumes comme à la maison (évidemment, les repas en représentation avaient une autre teneur), et comme à la maison, il s’agenouillait et priait. Il avait gardé ces rituels, Pourtant, Noretta n’était pas à sa droite, il n’avait pas à penser à aller vérifier si le gaz était fermé, il n’avait pas à se laver les mains, il n’avait pas à penser à son lendemain. Il avait à dormir. Ses traits se figeaient. Dormir. Ses yeux se fermaient derrière son bras, il respirait calmement, s’ingéniait sans doute à construire des stratégies, sans doute pensait-il à tous ceux qui, dans cette même ville car il se savait à Rome, dormaient eux aussi. Dormir. Il faudrait écrire à Le sommeil du juste dit-on. Il pensait à son ami Cossiga, il se doutait qu’il avait été entrepris par les envoyés de Kissinger, ce chien galeux, il pensait à Andreotti – son bras cachait son regard et ça passait vite : il n’avait rien à attendre de lui, non plus que de son homologue au parti communiste, Berlinguer – ces autres chiens – il y a quelque chose qui évoluait dans son esprit, il les voyait comme des animaux, comme défendant un os, comme se battant dans la nuit, les ombres s’éloignaient et lui, son bras sur les yeux, allongé là sur cette mauvaise couche, sur cette vilaine couverture, lui allongé là, attendait le dénouement et l’action du somnifère sur ses nerfs, son métabolisme, qui voyaient s’étioler les ombres – le petit Luca – les enfants – un homme comme un autre, à qui on enlève de force l’amour des siens – pris uniquement pour ce qu’il représente – pris pour un fou – il ne faut pas trop réfléchir car sinon le sommeil fuit tu sais Aldo – l’escorte abattue, cette escorte qui aurait au minimum dû compter le double de policiers – Andreotti ou Fanfani en disposaient, eux – ne pas bouger, attendre tranquillement que viennent le double le doute le calme le repos – un de ces matins, il sera éternel : le paradis, l’enfer et Montini qui doit dormir, lui aussi, assis – vieux ridé sa main droite tenant sa main gauche presque déjà enfuit – le jour du deuxième anniversaire de cette révolution fleurie d’œillets du Portugal, la lettre du pape – le même jour que celui qui fête la libération du pays – Moro s’endort comme il s’endormit même le 14 avril quand on lui annonça la sentence : « la mort, Président » – non impossible d’y croire, non – les paupières s’alourdissent, le calme le repos les ombres qui s’éloignent le rire des enfants qui courent sur le rivage et le soleil et les chapeaux – Moro s’endort

Mario
« Où dormiez-vous ? » Lui demande-t-on. Quinze ans plus tard. Il est en prison, il répond aux questions, les journalistes plutôt d’obédience communiste (juste un peu à sa droite), à ce moment-là, quinze ans plus tôt, on ne sait pas savoir qui est le plus parfait ennemi des BR – PC ou DC ? – on ne saurait le dire – « après la découverte de la base via Gradoli plutôt à Montalcini, ou dans les trains le plus souvent, je ralliais Rapallo où se tenaient les réunions du comité directeur » – je ne suis pas certain du « comité directeur » – on le voit dormir dans des trains, assoupi, sans document, un sac de voyage où quelques affaires sont pliées, « qui vous repassait vos chemises ? » moi dit-il – il dort assis, comme le pape mais lui est aux aguets, il se peut qu’il soit armé – après la réunion il reprend le train en sens inverse, il se cache, ne se fait pas remarquer, un panino au buffet de la gare de la Spezia , pas de café, écrire sur un bloc vierge, se souvenir des décisions prises, envoyer par la poste les communiqués pour les récupérer plus tard ; même s’il est malade, même s’il a faim ; un seul but, obsessionnel, une seule chose à penser – durant les trois mois qui ont précédés pas une seule minute à soi – ils dormaient dans des lits achetés en banlieue, au moment où ils avaient obtenu les clés de l’appartement (lui se cachait, la couverture, c’était ce jeune couple, l’ingénieur Altobelli et sa femme, Camille – d’ailleurs elle se nommait Claude en France quand elle s’y rendait) – il venait en cachette, passait par l’arrière, le couple dormait dans une des chambres, lui dans une autre – Prospero prenait le premier tour de garde, lui le deuxième – retournait se coucher sans trouver le sommeil quand Germano venait à son tour – s’en allait sans bruit vers cinq heures, l’attention de tous les instants, l’écoute des respirations de l’otage, regarder quelques fois par le judas – ce jour-là, seize avril, voilà quarante-huit heures qu’il n’a pas ouvert la bouche, qu’il n’a rien demandé, qu’il est resté assis sur son lit de camp à écrire, ne répondant que par quelque grognement ou signe indistinct aux questions – lâché par tous, il y a de quoi, lâché même par ses ravisseurs, condamné à mort et la sentence sera exécutée, ça ne peut pas faire de doute : jusqu’au dernier moment, lui Mario espérait un geste, a dit-il, il voudrait il aimerait il préférerait ne pas – le dernier appel téléphonique à Eleonora, le sept mai au soir, dimanche vers dix-neuf heures, depuis une cabine publique d’un sous-terrain de Termini, caché par les autres pour lui dire l’urgence comme si elle pouvait y faire quelque chose – et donc vous dormiez… Non, je ne pouvais pas dormir, non – dans les trains, j’y arrivais un peu, une habitude de dormir et de se réveiller cinq minutes avant l’arrêt où on descend – cinq heures durant puis cinq heures dans l’autre sens, ne pas se faire remarquer par les contrôleurs, ou les carabiniers qui patrouillent

A propos de Piero Cohen-Hadria

(c'est plus facile avec les liens) la bio ça peut-être là : https://www.tierslivre.net/revue/spip.php?article625#nb10 et le site plutôt là : https://www.pendantleweekend.net/ les (*) réfèrent à des entrées (ou étiquettes) du blog pendant le week-end

2 commentaires à propos de “# anthologie # 24 | l’écume et le ressac”

  1. « Il ne faut pas trop réfléchir car sinon le sommeil fuit » c’est ce que je me suis dit hier mais ça n’a pas marché … Dormir dans les trains dormir en pointillé dans les trains j’ai aimé . Merci Piero

  2. d’ailleurs Anna-Laura Braghetti (l’une des geôlières) indique dan son livre : « nous ne réussissions laborieusement qu’à lire de temps en temps La settimana enigmatistica (La semaine énigmatique) – Mario, lui, la lisait vraiment dans le train » (en note du traducteur (Claude Galli) au sujet de cet organe : « hebdomadaire ludique de mots croisés à succès » ) : être comme tout le monde sans doute… Merci à toi Nathalie

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