Nos sommeils communs, dans des locations de vacances, dans la maison du Mont, en voiture, dans des trains, dans l’appartement de la mer. Elle dort avec l’Amour, elle dort avec les enfants, elle raconte qu’elle dort comme on dit dormir debout, elle baille à se décrocher la mâchoire, elle frotte ses yeux, elle s’étire et elle dort, tête renversée, un appui sorti de nulle part dans le cou. Elle dort vite, la tête en arrière, le coussin dans le cou ou même autour du cou, un de ces cousins de voyage qui maintiennent la position. Elle dort assise, elle dort pour quelques minutes, son corps est endormi, son visage offert au sommeil furtif, car si le sommeil nocturne la fuit, la sieste est son art premier, elle arrache au repos quelques instants, un quart d’heure d’abandon et de recharge d’énergie. En voiture elle nous dit Dormez, je m’arrêterai pour faire la sieste, j’ai du chocolat, je tiendrai. Nos corps s’amollisent, résistent un peu, se reprennent et sombrent dans la somnolence, nous décrochons du réel, bercées par le moteur poussif, et les vibrations de son mauvais véhicule, elle dit Dormez, je ferai la sieste si j’en ai besoin, j’aime conduire, je dormirai en arrivant. Nos corps se fondent dans les sièges pourtant inconfortables, nous tournons sur nous-mêmes, nous glissons. Nos bras pliés sous nos joues, nous viennent des visions de mer et d’espace qui remplissent nos yeux glauques, à demi fermés, les noms de Picasso, Giacometti, Ribeyrolles, Klein, Viola, Buren, Fontana, Léger, Matisse, Weiner, Long, Ben, Opalka, Arman, Cesar, Cragg, Poirier, Morellet, Mitchell, Orlan, Saint-Phalle, Bourgois, Messager… s’impriment sur des ciels aux nuages de toutes formes d’où émergent des fragments d’arcs en ciel, nous avons du mal à mettre de l’ordre, préférences, modernité, homme, femme, précurseur, unique ou d’une école, dans le même rêve nous hésitons sur quoi ressentir, comment reconnaître, qui aimer, quand admirer, laquelle préférer, lequel découvrir, la ritournelle nous poursuit dont elle nous détaille la liste, le papier déchiré du chocolat nous agace les oreilles, dormons-nous à la fin ? Elle le répète Dormez, le reste c’est demain, mais la liste est si longue, et il y aura le thé à infuser et boire lentement, du thé de chine, fumé, à vous arracher le palais, à chambouler tout ce que vous pensiez savoir du goût, la langue râpeuse à y revenir, un goût qui traverse le temps, une intensité plus jamais retrouvée. Elle arrête la voiture et nous voilà immédiatement réveillées Je fais une sieste, ne parlez plus. Nos genoux se déplient, nos paupières tirent, nos mains font un angle avec nos poignets, nos doigts craquent. Elle ne bouge plus, yeux mi-clos à croire qu’ils ne se ferment jamais, ses cheveux répandus sur son visage, les boutons d’un gilet fermés sur la poitrine, les bords tout de travers, tiraillés par son corps mal installé, elle ne sourit pas, elle ne semble ni triste ni gaie, elle frémit comme de froid, mais il est trop tard pour la couvrir, nous restons sans réaction, obéissantes à l’ordre de nous taire, nos silences faits de petits mouvements, d’à peine bouger, de respirer sans épaisseur, dans cinq minutes elle ouvrira franchement les yeux, repoussera sa frange, prendra une autre carreau de chocolat noisettes En route, une heure et on arrive. Nous ne dormons plus, ni elle, ni nous, le ciel s’étire dans le noir de la nuit, rien ne nous arrête, les fantômes des artistes tournent autour de nous, ils ont l’air de bien s’amuser de nos hypothèses esthétiques, de nos présupposés et de nos préjugés, ils ne nous font pas grande confiance, nous cajolent comme on cajole des chiots, pour leur maladresse, leurs couinements, leurs petites bouches avides, et leur fourrure juvénile, de la soie douce sous la caresse. Dans la maison du Mont, la sieste est autre chose, un moment sacré, une pause pour elle et l’Amour mais alors pourquoi suis-je là aussi ? J’attends leur réapparition, ils n’ont pas dormi ou alors d’un sommeil lourd et instantané de deux corps repus l’un de l’autre, mais pourquoi suis-je là aussi ? A quoi joue-t-elle à exhiber ses siestes amoureuses, je suis assise dans une salle sans charme sauf d’avoir été habitée, leur sieste n’en finit pas, ils dorment cette fois, mais que faire de leur sommeil sans phase, assommé du plaisir partagé, quelle attitude dois-je prendre, je ne peux en aucun cas me détendre, dormir à mon tour pas question, je veille dans un état second sur eux et sur moi, je me console de la savoir heureuse, je repense à d’autres siestes, à d’autres sommeils, au voyage de mer, à elle qui toujours dit Je dors mal. Je pense à sa main qui, quand elle s’endort, semble plus blanche, plus transparente, presque diffuse, évanescente, je penche la tête à cette vision, je me laisse emporter dans une rêvasserie, le fauteuil n’est pas si mauvais, là sous l’escalier, dans le fauteuil de cuir râpé, je pose mon poids sur mon avant-bras, et je finis par oublier ce qui a retenu mon attention un peu tôt, dans la photo de deux enfants punaisée sur le montant de bois.