Tu es comme un immeuble de plusieurs étages, des caves aux greniers, je te connais à chacun de tes étages des cadavres aux souris. Je monte les grands escaliers et j’atteins tes étages nobles, là où la langue est policée, vive, virtuose, là où les relations semblent être, là où la conversation s’impose et tu es urbaine et mondaine, brillante, c’est là que tu vis avec passion, avec tes lectures, tes talents, tes études, là où tout est salon, divans, fauteuils, tables, fleurs, couverts, assiettes, verres de cristal, plats, mets, tableaux, livres lus, livres non lus, expositions vues, exposition à voir, là où les fenêtres prennent toute la lumière de l’extérieur et toute la chaleur de la journée se transforme en une nuit étoilée douce, là où tout est enfoui sous les tapis persans et que rien ne se dit, j’ouvre la porte à tes invités, je retires les boîtes de chocolat et étant prise par ta soirée, tu m’abandonnes à moi-même, à mes jeux solitaires, les enfants sont devant la télé, devant Fantastico, heureux eux aussi, heureux de regarder la télé, dans la chambre plus loin sur ce même étage, heureux de rentrer eux aussi dans un monde fantastique où la douleur ne se dit pas, enfouie dans les danses effrénées des soubrettes et dans la joie des présentateurs et c’est là que je vis les samedis soirs. Plus en hauteur, je te connais à l’étage de ton bureau là où tout est silence et concentration, là où tes livres forment des chaînes de montagnes sur ton bureau et tout autour de ta table et j’époussette la poussière et j’extermine les mites, tu ne m’entends pas quand je te parle et tu ne me parles pas, tu vis dans les œuvres de tes livres et dans les images de tes livres, tu es là et je te vois, les pupilles fixes, je te vois concentrée, et encore je te connais à l’étage de ta chambre, quand allongée sur le dos tu t’abandonnes au journal, puis quand tu t’allonges sur le côté et que tu t’endors et tu dors et la nuit peut enfin s’abandonner à sa noirceur de nuit et on ne voit plus le tapis persans et les livres et la vie est suspendue et tout se tait au sein de ton corps. Dans ton immeuble il m’arrive de prendre l’ascenseur et monter encore plus en hauteur au niveau de ta salle de bain à petites fleurs rose et bleu, avec le miroir rond et là tu prends ton temps et tu deviens silencieuse, la porte est fermée, je ne sais pas ce que tu laves de toi, tu dois te déterger, déterger ta parole, et là tu ouvres la porte, je te retrouve dans tes objets, tes bigoudis et tes talcs parfumés, et tu me laves dans la baignoire et tu frottes la serviette sur moi, j’aime cet étage de la salle de bain, ce parfum du savon, mais je peux monter encore plus en hauteur et arriver à tes combles, là où tout est sombre et il faut marcher la tête baissée, là je te vois pencher, là haut tu ne sais plus marcher, tu perds ton équilibre, tu ne comprends plus tes passions, là elles s’enfouissent, tu ne montes jamais par là où nous nous cachons, là où tout s’ouvre vers le ciel, là où on peut s’enfuir sur le toit et laisser l’immeuble s’écrouler, là où l’on peut se jeter vers le ciel ou vers la terre, mais là tu deviens un fantasme, un spectre, dans les combles tu perds tes repères et tu disparais et alors pour te retrouver je prends l’ascenseur de ton immeuble et je descends à ton rez-de-chaussée là où tu es porte d’entrée, ouverte sur la rue et prête à sortir de toi-même et là je retrouve la parole là c’est possible de parler avec toi, tu sors de toi-même, c’est mon étage préféré de ton immeuble et alors je reste là, dans le hall de l’entrée, je m’assois sur les marches et je te parle et parfois il arrive que tu entends mes mots et que tu me répondes aussi et que tu sois prête à sortir à te promener avec moi, mais je te connais encore plus en profondeur, quand je prends l’ascenseur et je descends plus en bas, encore plus en bas de toi-même, ou quand je descends à pieds les marches étroites sous l’ascenseur et j’explore tes caves, là où tes caves deviennent caniveaux et tout est noir et tu as peur, vraiment peur, mais tu ne dis jamais que tu as peur, tu cries que j’ai peur et tu m’agresses, là ce n’est plus les étages nobles, là la vie n’a plus de mode d’emploi, ou alors sont mode d’emploi est différent, les tapis sont roulés et tout ce qui est caché dessus se libère et tu sors tes couteux et tes poignards et commences à me massacrer, là tu t’abats sur moi et tu me déchires à coup de machette, tu m’éventres, mi squarti, et à la fin tu me pends comme un morceau de viande au grand crochet de la cave, puis tu remontes avec ton ascenseur art déco et laves le sang de tes mains dans ta salle de bain.
Quelle traversée, j’en sors essoufflée et admirative !
Merci pour ta lecture et ton mot, Laure, c’était un peu dur, mais finalement j’ai tenu dans l’exploration de cette machinerie de l’ascenseur.