On n’a pas perdu de temps. C’était écrit sur l’affiche collée au mur du couloir à côté du porte manteaux. Qu’il fallait faire vite. Les consignes, on les avait apprises par cœur. Depuis le début de la guerre en Ukraine, depuis l’apparition de ces trainées blanches dans le ciel au passage d’avions fantômes, depuis les coups d’état en Afrique, les catastrophes climatiques, depuis la reprise des sanglantes, dévastatrices, éliminatrices hostilités en Terre Sainte, depuis les multiples dissolutions de l’Assemblée Nationale, les grèves paralysantes, les violentes manifestations dans toutes les villes, les menaces de nouvelle pandémie, et surtout depuis l’installation sine die de l’état d’urgence.
Dès les premières déflagrations, on a compris, on s’est précipité sur les affaires préparées, entassées dans le couloir, couvertures de survie, denrées alimentaires lyophilisées, lampes torche, pastilles d’iode, briquet, gourdes remplies d’eau à ras bord et comprimés de chlore, couteaux suisses, lames de rasoir, on a ouvert la porte et franchissant le palier, on a tous un instant regardé en arrière, alors qu’on savait bien qu’on n’avait rien oublié. On n’a pas eu le temps de se demander si ce geste était un automatisme comme à chaque fois qu’on quittait l’appartement, ou prémonitoire.
On savait qu’il fallait descendre dans les caves, le plus vite possible. Personne ne bousculait personne, l’escalier était bondé et silencieux. On avait répété cette scène tant de fois, depuis les derniers mois, et on avait aussi appris à respirer. Respirer peu et lentement, par le ventre. On en ressentait les effets sur tout le corps, moins agité malgré l’état d’angoisse. On n’avait pas encore connu la peur panique mais pour l’heure, dans cette descente vers les derniers sous-sols de l’immeuble, personne ne semblait craindre quoique ce soit, ou bien, faisant semblant, affichait une mine de rien.
On est arrivé au fond, juste avant le tréfonds. On s’est installé comme on pouvait. On entendait au loin, des bruits sourds, peu identifiables, on imaginait des bombardements, des éboulements, des incendies. La première nuit, tout s’est bien passé. Dès la seconde, tout a dégénéré. Les crises d’angoisse, l’électricité coupée, les batteries des téléphones portables épuisées, les remontées capillaires d’humidité, le manque d’air, et la grande peur, la peur de mourir, est rapidement devenue contagieuse. Soudain, quelqu’un a poussé un cri, un cri comme une chute. Une porte que personne n’avait jusqu’à ce jour remarquée avait cédé sous le poids de l’un d’entre nous qui s’y était lourdement adossé. Cette ouverture, pour le moins inattendue, donnait sur un espace sombre laissant voir au loin un petit rai de lumière. On eut droit à des débats houleux, un peu comme ceux auxquels on pouvait assister, là-haut, sur les chaines de télé, et deux clans se sont rapidement formés. Ceux qui ne voulaient pas aller s’aventurer vers cette lumière étaient beaucoup plus nombreux que les curieux, ou les désespérés, les risque tout, les perdus pour perdus. On encouragea les quelques téméraires qui promirent de revenir, gagnants. Un petit groupe, dont je faisais partie, allait donc franchir le pas de cette porte tombée sous le poids de la torpeur.
On commence à marcher sur ce qui semble être un couloir, on peut sentir les parois non loin de nos bras en croix, le sol n’est ni mou ni dur, en terre battue peut-être. On économise la résistance de l’unique lampe torche qui nous accompagne, on ne risque pas de s’éloigner les uns des autres, on s’était encordé avec des morceaux de vêtements découpés en grossières lamelles. On ne voit pas le bout de ce qui ressemble de plus en plus à un tunnel, longitudinal, étroit, sans échappatoire. Au fur et à mesure qu’on avance, le rai de lumière s’éloigne, puis disparait pour s’afficher un peu plus loin. Les parois des murs deviennent humides et on a chaud, très chaud. On arrive face à un mur infranchissable, comme végétalisé, recouvert de lianes et de feuillage, sur lequel se déverse de l’eau en cascade . On se rafraichit et on boit, sans état d’âme. Suivre le cours de cette chute d’eau devrait nous mener à la source, à une issue. Elle s’écoule au sol dans une espèce de gouttière, de part et d’autre du mur. On décide de partager le groupe, on se désencorde, les uns partent à droite avec la lampe, nous sommes deux à nous engager vers la gauche pour continuer à suivre le rai de lumière. Dans cette direction, on tombe rapidement sur un trou, comme un énorme trou d’obus, d’une possible guerre ensevelie, qui ne laisse voir aucun fond. Au bord, on découvre une corde, solidement attachée à ce qui ressemble à ces poteaux d’amarrage sur les quais maritimes, et qui descend le long de cette fosse géante recouverte de terre ruisselante. C’est maintenant certain, le rai de lumière bouge au fur et à mesure qu’on avance et semble indiquer une direction. Il éclaire la corde, je descends en éclaireur et au moment de crier à mon compagnon d’aventure que j’ai touché terre, j’ai juste le temps de faire un pas de côté, une violente pluie de sable s’abat dans le trou et le fait disparaitre. Je n’entends aucune voix, aucun bruit. Je regarde où je suis. Une espèce de grotte m’a servi d’abri. Je me retourne, le rai de lumière illumine un porche, en pierre sculpté, qui – et je suis soudainement effrayé par cette vision de ma réalité – ressemble grandement à celui de l’église Saint Eustache. Là-haut, j’allais tous les dimanches à dix-sept heures y écouter les grands orgues. Je n’ai à cet instant précis aucune idée du jour, de l’heure de ma présence ici et je pense à ces moments où je parvenais à installer un peu de paix en moi grâce à la musique. Là-haut, je vivais sans famille. La mienne avait été enlevée, affamée, tuée, gazée. Je n’avais jamais eu la force d’en construire une sur ces décombres, immondes. Je m’avance, lentement, avec étonnamment le même recueillement que celui qui m’habitait quand j’entrais dans cette église parisienne. Et, là, dans l’obscure absence de toute vie humaine, je vois devant moi, à ce moment totalement périlleux de mon existence, à mille lieux sous terre, là devant moi un morceau d’univers, celui qu’on devine là-haut quand le ciel est dégagé, avec des étoiles que je sais mortes mais éblouissantes , j’aperçois des galaxies à l’infini, je vois passer des comètes furtives, je sens de l’air, beaucoup d’air, et, juste à portée de main, comme m’attendant, devant moi, tous mes êtres chers disparus un jour dans un train pour l’enfer.
On s’est enlacé, on s’est embrassé comme jamais auparavant, on n’a pas eu besoin de se parler d’avant, de là-haut, même d’ici, en bas, ils m’ont présenté leurs amis, des inconnus aux formes et à l’allure qui l’étaient tout autant, qui m’ont souhaité, dans une langue que je ne connaissais pas, la bienvenue.
Ensuite, je crois que j’ai tout oublié. Je ne m’étais jamais senti aussi bien d’être tombé si bas.
C’est incroyable Eve, nous n’avons pas écrit le même texte mais il y a des similitudes que je découvre à l’instant dans le tien, comme l’idée que c’est au fond des ténèbres que se trouve la lumière, trop bien !!!! Merci.
Toujours prise par la lecture d’un bout à l’autre, surprise à chaque paragraphe, haletante presque, puis je relis lentement, la fiction le réel ce qui est écrit, ce qui ne l’est pas mais est dit, le Tout Présent. Merci beaucoup Eve, pour la présence de toutes les dimensions dans ton écriture.
(Saint Eustache m’a fait penser au livre de JP Kaufmann « dialogue avec l’ange » se passant à Saint Placide)
on plonge avec toi dans les ténèbres du dessous et on attend la délivrance…
parfois il faut tomber bien bas pour pouvoir apprécier à nouveau la nature des choses et la couleur du ciel
merci pour cette belle histoire
Merci pour ce moment de lecture . C est haletant et on attend le bout du tunnel. Incroyable . Cet tombée dans l imaginaire sauve de suation réelle si difficile à vivre …