#anthologie #23 | Surrection

Parfois elle imaginait que la forêt d’autrefois vivait encore sous la maison, les sapins, les frênes, les noisetiers, les arbres abattus, débardés par mulets, par câbles, entassés sur des tracteurs, et elle voyait des bûches perdues en retenue sur la rivière, des ponts emportés par les flots des radeaux qui descendent jusqu’à Montréjeau, alors on retrouvait, flottants, les cognées et les haches, les passe-partout et les tournebilles, les sapis et les chaînons à crochets, les coins…

Plus bas, l’eau, les barrages sur la Neste, les barrages d’Orédon, Aubert, l’Oule et Cap-de-Long, les lacs aménagés pour le flottage du bois, la Compagnie du Midi et son électricité, des réseaux de galeries pour alimenter la centrale mais aussi des eaux sulfureuses, des sources thermales, des eaux guérisseuses…

Plus bas encore, des petites industries de forge, de fonderie, de verrerie, de papeterie, d’abrasifs et des mines, du minerai caché dans les sous-sols et des marbrières pour habiller les châteaux de Fontainebleau, Saint-Germain-en-Laye, Versailles et pour les grandes colonnes de l’Opéra Garnier…

Parfois elle imaginait plus bas encore la dure carapace de granit des glaciers Quaternaires, l’érosion des glaciations, les cônes de déjection et, plus bas encore, le Tertiaire, la surrection du granite, le plissement de la couverture sédimentaire et les failles et les arrêtes en chenille, les bassins lacustres, les verrous, les pouys, les moraines et les épaulements…

Alors plus bas encore, elle voyait le Secondaire, l’altération et la désagrégation des roches calcaires, la sédimentation, le réveil des premiers mammifères, des premiers oiseaux, l’expansion des dinosauriens et des plantes à fleur, puis le Primaire, les premiers reptiles, les fougères à graines, les premiers amphibiens, les premières plantes vasculaires terrestres, les premiers poissons, le plissement hercynien, un gigantesque dôme soulevant les terrains superficiels et l’érosion, les pluies, le rabot de la vieille montagne…

Et la fosse marine entre les plaques eurasienne et africaine, les dépôts marins, la formation des grès, des pelites et des calcaires, l’architecture graduelle des calcaires, des schistes et des granits, les formes lourdes en dos de baleine et les pics découpés, le relief accidenté, les auréoles métamorphiques et les roches sédimentaires…

Alors tout en bas, elle imaginait les croûtes océaniques basaltiques et les croûtes continentales granitiques, les sept grandes plaques de lithosphère, les plaques tectoniques reposant sur l’asthénosphère en mouvement, les collisions de plaques et les montées de magma, l’écartement des plaques, une collision frontale et puis une subduction, deux grandes surrections, des plissements et des exhaussements, la grande phase interglaciaire avec gorges étroites, versants abrupts couverts de forêts, les deux Nestes et la plaine d’Aure, ses villages primitifs, leurs cultures, leurs bois et les pacages au-dessus…

Enfin elle se voyait elle, en dessous encore, en germe dans le grand cœur du monde, en semence sous les flots et la pierre, en mouvement dans le cycle de vie, attendant de venir te le dire.

A propos de Olivia Scélo

Enseignante. Bordeaux. À la recherche d'une gymnastique régulière d'écriture.

2 commentaires à propos de “#anthologie #23 | Surrection”

  1. Très sensible à la beauté de ce texte. J’ai pensé au  » cœur terrestre éternellement carbonisé pour nous  » de Rimbaud.