Sous le béton, chaque étage révèle un oubli. Au moins un, un empire de rongeurs prospère. Nous, on est à leur service, sans identité aucune. On passe notre temps à trier des déchets, des restes de vie. Chaque geste nous éloigne de notre volonté. Chaque acte nous transforme en rouages anonymes. Pour y échapper, on peut tenter de s’engouffrer dans les tunnels dont les entrées se trouvent par terre, un réseau de solitude s’étend sous nos pieds. On s’y enfonce toujours à regret, sachant qu’il s’agit là de passages sans retour. On y atteint des profondeurs insoupçonnées. Même dans nos pires cauchemars, on n’aurait pas cru que la terre puisse être aussi profonde. Dans ces tunnels, on peut trouver des pièces où s’arrêter quand la fatigue de ramper est trop grande. On y trouve souvent une table, un tapis, parfois un petit réchaud, et quand on est chanceux, il peut arriver de trouver un robinet. L’eau n’y est pas propre mais quand on est à cet étage là, on n’est plus à ça près. Chacun y avance seul, perdu dans un labyrinthe de symboles. Les voix s’éteignent. Les mots deviennent des souvenirs flous, effacés par l’obscurité. La capacité de parler s’amenuise, ce n’est même plus du silence, mais juste un étouffement, un lieu bouché, sans espace. Au début, on croit que c’est la poussière, le sable, la terre qu’on a dans les oreilles, on espère quand retirant les boules quies de crasse, on entendra à nouveau l’air passer mais non. Certains se laissent mourir dedans, d’autres arrivent épuisés tout en bas, en glissant. Le bout du tunnel serait tel un toboggan nous rejetant sur un port. Des containers voguent sur une eau noire. On dit qu’ils transportant des livres. On ne sait ni d’où ils viennent, ni où ils vont. Chaque individu encore en vie réalise qu’il n’a plus de corps, son âme s’est déplacée dans son ombre. Et le souffle de toute mémoire a complètement disparu. On ne sait plus d’où on est tombé, ce qu’on fait là. Plus qu’une angoisse sans objet. Beaucoup ne pouvant supporter un état pareil plongent dans l’eau, cherchant à se noyer. Mais il parait qu’à un étage aussi bas, on respire mieux englouti. Alors on nage, on s’enfonce au plus profond, jusqu’à tomber sur les rouages d’une machine tournant sans relâche. Des créatures mécaniques, ou bien ce sont ce qui reste des hommes s’étant risqué ici, pédalent dans un cycle infini, alimentant un système qui les ignore. Sous l’eau, ils murmurent « Je me souviens… », sans pouvoir continuer leur phrase. Des bulles sortent de leur bouche, des bulles avec des mots illisibles qui remontent à la surface…
très beau (et poignant)