La première fois que je suis revenu en arrière, je ne suis pas allé très loin. C’était un matin, je buvais un café dans ma cuisine, je ne travaillais pas ce jour-là. J’ai posé ma tasse, je suis retourné à mon percolateur, je suis revenu dans le salon pour lire les gros titres du journal du jour, je suis allé aux toilettes, je suis sorti pour aller chercher le journal dans la boite à lettres, je suis revenu sur le perron de ma maison, je me suis étiré, j’ai bâillé, je suis revenu dans ma maison, j’ai rejoint ma chambre, je me suis couché dans mon lit et j’ai éteint le réveil.
Je me suis endormi la veille. C’est une sensation très bizarre que de vivre une journée à l’envers. Il y a bien évidemment l’ordre antichronologique des choses. Commencer sa journée par la fin, les aiguilles de la montre qui reculent, le soleil qui se lève à l’ouest, regarder un film abrutissant à la télé, manger une soupe, boire un demi, revenir du boulot en métro, se dépêcher de finir le rapport tant demandé par le chef de service pour pouvoir partir à l’heure, lire et ranger le courrier du jour, s’éterniser au distributeur de café avec les collègues du service des archives, manger une salade dans le réfectoire, sortir de la réunion quotidienne en retard, s’ennuyer pendant qu’une collègue expose la nouvelle stratégie marketing, courir depuis le métro pour être à l’heure, se brûler avec le café trop chaud, lire le journal, aller le chercher dans la boite à lettres, s’étirer, bâiller, revenir dans sa chambre, se coucher et éteindre le réveil. Cet ordre antichronologique est difficile à appréhender, mais je me suis habitué plutôt rapidement à ce déroulé. J’ai eu plus de mal avec le fait de savoir exactement ce qui m’attendait. L’incertitude de l’avenir n’était plus devant moi, mais derrière. C’est une curieuse sensation que de tourner le dos à l’incertitude.
Bien avant, j’ai enroulé le fil de ma vie, Clara, les premières années de ma vie d’adulte, Mathilda, la fac, Joanna, le lycée, le tennis, le premier voyage à New York, la mort de ma grand-mère, la première chute de ski et le premier plâtre, l’accident de l’oncle, le premier livre (L’étalon noir dans la bibliothèque verte), mon vélo rouge, le déguisement de Zorro, le sentiment d’être seul au monde. Et disparaître avant la naissance. Une bulle de savon qui implose.
Plus loin encore, mes parents, leur mariage, leur rencontre, leurs vies d’avant, leurs amours d’avant, leur adolescence, enfance, naissance. Les grands-parents, les amis, les voisins, les guerres, les disputes, les arrière-grands-parents, triaïeux, quadri…
Je suis arrivé dans une grande salle qui ressemblait plutôt à une grande grotte. Il faisait sombre, il n’y avait personne. Il y avait juste un cheval de trait qui tirait une charrette sur laquelle étaient empilés des sacs de jute. Sur le sol, il y avait des tas immenses composés de sacs de jute empilés. Je me suis approché de l’un d’eux, j’ai dénoué la ficelle qui le fermait et j’ai regardé ce qu’il contenait. Je n’ai pas réussi à distinguer ce qu’il y avait dedans. J’y ai plongé ma main, ça ressemblait à des petites pierres rondes, plus petites que des galets. Elles roulaient dans ma main comme des gains de riz. J’ai ouvert un autre sac, il était plein d’aiguilles. Des petites épines qui se plantaient dans mes doigts. J’ai vite retiré ma main et l’ai frottée avec l’autre pour faire tomber les pointes. Un autre sac était rempli de fleurs délicatement parfumées. Il y avait aussi de la sciure de bois, de la boue malodorante, des pierres précieuses, de l’eau pure, des plumes d’oie, des clous rouillés, du brouillard, du thé tiède, du son de violon, de la douleur dentaire, des chatouillis sous les pieds, de la chaleur du soleil, de la poussière qui fait éternuer.
Après avoir exploré le contenu de plusieurs sacs, j’ai levé la tête et j’ai vu une porte contre la paroi de la grotte. Je me suis approché et j’ai ouvert la porte.
Ce texte étonnant est une porte ouverte vers l imaginaire du conte avec ces sacs au contenant inattendu… merci!
Merci pour ce voyage à l’envers Jean Luc, c’est très beau, très beau.
à l’endroit ou à l’envers, tu dois boire beaucoup de café car il y a toujours des machines à café dans tes histoires
(je te taquine !)
au fait est-ce la même chose de s’en retourner vers l’arrière ou de tomber jusqu’aux plus extrêmes soubassements ? pas sûr.. mais en attendant la chute dans l’abîme, je retiens ton très beau « j’ai enroulé le fil de ma vie »…
Merci pour ce voyage Jean Luc