#Anthologie #23 | Plus bas que taire

D’abord il y aurait des phrases aux couleurs pastel de villa, des idées de grande bâtisse cossue, des arguments en pièces d’eau, un ton farci de ces fioritures qu’on discerne dans le fer forgé des balcons. On entrerait grande pompe par la porte forcément cochère, à l’intérieur on a mis les petits discours dans les grands, on a sorti l’argenterie, les formules brillent en héritage bien astiqué. Ça vrombit, ça enfle sous le toit, ça veut monter, s’élever, piailler en volière, les repliques s’agencent, consolident les murs porteurs, s’échafaudent en récit, plans narratifs de miel à tous les étages, aucun pas d’enfant ne trottine dans cette langue, aucun godillot traînant, aucune empreinte de pied mouillé au sortir de la douche. Pas d’idiome pour le cul bien sûr, ni de voix pour la haine, on les admire parfois de l’œil qu’on pose sur les fossiles. Au mur, l’horloge cadence le pouls de la langue. Tout le monde s’est réuni dans le petit salon, au coin du lieu commun.

Alors ça commence, ça pourrait commencer, ça viendrait d’en bas vous voyez, comme une eau stagnante parcourue d’un frisson, le boisé du parquet se lézarde, une fente soudain dans une expression, dans un mot, une fente qui fabrique du gouffre, elle crève l’abcès du sol joliment déployé dans les bouches, on pensait s’y tenir en toute sécurité mais voilà. Alors oui on descend oui, plutôt on chute, on dégringole et sous le vernis du discours c’est la langue des caves, des gardes manger, c’est le ressentiment le long du mur humide, le venin en bouteille, alignés grands crus en attente des gosiers, c’est l’ivresse aussi des joies inavouables, planquées au placard où les mites s’attaquent aux habits d’été ; maintenant aussi ce sont des murmures obscènes qui suintent par la pierre, par le béton qui cherche son corps naturel de roche, de mollasse, ils envahissent les terriers sous le grand parc, pénètrent insalubres dans les canalisations qui s’amollissent en boyaux, se tordent sous les assauts du rauque, du sous-entendu, des voyelles qui s’affolent.

Ça continue pourtant, ça pourrait continuer, ça finirait par grignoter les fondations, par forer à même l’humus, alors tout l’édifice du langage s’écroulerait, oui vous voyez oui le ciment s’effrite, choit en morceaux au point de former une tour en gravats, et haute, que personne ne reconnaît. Tout le beau monde y va de son corps maintenant, il n’est plus l’heure de sauver les meubles. En bas du bas des sons articulés, dans la glue de leur dessous, tout au fond sous la couture de la communication, au seuil des lèvres qui n’émettent plus qu’un grouillement, une onomatopée idiote, le terrain s’est creusé. On s’y laisse glisser, on dévale les galeries de taupes, les chemins ouverts par les chenilles, au noyau du langage plus rien d’habitable. Juste le cri.

A propos de Sophie Jaussi

Oscillation perpétuelle avec l'écriture en aménagement (à défaut de point fixe). Fil funambule entre la recherche et la création, l'université et son dehors (ses marges, ses contrepoints), l'interne et ce qui peut en être transmis. J'habite beaucoup les trains entre la Suisse et la France. Depuis 2021, j'anime un atelier de création littéraire au sein du Master de Français de l'Université de Fribourg.

Laisser un commentaire