#anthologie #23 | plus ( bas ou haut, aussi sur les côtés)

Le silo du père Debord se trouve à un jet de pierre de la maison. Désaffecté désormais, il conserve pourtant une présence imposante. J’y suis passé en coup de vent il y a environ deux ans, lors d’un voyage pour accrocher mes toiles à Montluçon. Peu importe. Ce silo convient parfaitement pour évoquer le système de nappes successives qu’utilise Perec dans La Vie mode d’emploi, notamment dans le passage sur les machineries de l’ascenseur. C’est ce lieu qui, contre toute attente, resurgit dans ma mémoire.

Pour comprendre, il faut revenir un peu en arrière. Après avoir relu le texte de Perec, j’avais pensé utiliser encore une fois mes souvenirs autobiographiques, concernant la petite porte noire au bas du bloc neuf de maçonnerie que mes parents avaient fait construire après la mort de l’arrière-grand-père Brunet. Ce bloc, conçu pour créer deux salles de bain avec baignoire, symbolisait une opulence incongrue alors que nos repas se composaient essentiellement de soupes au lait avec des pâtes et des pommes de terre.

Cette petite porte noire, dont la peinture s’écailla rapidement, montrait des traces de griffures, de morsures, des éclats en forme de continents. C’est par cette porte que je pénétrais sous la maison, où la paroi du fond possède encore probablement le trou par lequel s’engouffre l’air moisi de la cave un peu plus bas. Mais la frayeur de revenir à ces souvenirs, de sentir mon imagination s’emballer, m’a stoppé net. J’ai cherché quelque chose à quoi m’accrocher pour me ressaisir, et l’image du silo s’est aussitôt présentée. Voilà pour le mouvement des choses. Une pensée, une image, et puis, en l’écartant, une autre, et sans doute beaucoup d’autres au fur et à mesure.

On peut imaginer une forteresse de béton et de métal. Si on sort par le portail de la maison, on dépasse la maison des X, où vivent ces vieilles personnes dont l’homme, combattant de 14-18, y a laissé une jambe. On arrive alors face à un vaste terrain vague qui part de l’avenue Charles Vénuat et s’étend jusqu’à la lisière des champs appartenant à Y. C’est dans la partie nord-ouest de ce terrain que s’élève le silo. De gros camions viennent ici chaque jour pour y déverser dans des fosses profondes des montagnes de blé provenant des nombreuses exploitations des environs.

Et sur le quai de déchargement, à environ 1,50 m du sol, se tient la silhouette du père Debord en vêtements de travail, principalement gris avec une casquette grise enfoncée sur le crâne. Le maître du lieu. Nous jouons souvent ensemble, P., le fils Debord, et moi-même. J’ai longtemps cru qu’il serait mon meilleur ami, jusqu’au jour où il m’a dit qu’il trouvait ma mère si craquante. Et aussi qu’il suffirait de penser très fort à une fille pour l’obtenir. Bref, nous jouons ensemble avec des hauts et des bas, disons que c’est mon seul camarade, et ce sera très bien comme ça.

Personnellement, chaque fois que j’ai rêvé très fort à quoi que ce soit, y compris les filles, ça m’a glissé d’entre les mains presque immédiatement.

— Vous approchez pas des fosses, les gamins, sinon le crocodile va vous attraper, disait le père Debord.

Bien sûr que ça fichait la trouille, mais c’était excitant d’imaginer qu’il y avait là, sous nos pieds, des crocodiles et probablement tout un tas d’autres choses innommables. Mais attention, la peur, c’est comme le désir, ça glisse vite entre les doigts.

Je vois le père Debord, dos tourné, assis à son bureau à remplir ses papiers, à téléphoner, nous oubliant. Nous sommes là, debout dans le grand hall du silo avec ses pylônes de fer, ses escaliers aux marches trouées, ses passerelles là-haut dans les hauteurs, ses grandes cuves en inox en forme de biberon inversé, et partout l’air est chargé de trouées de lumière qui révèlent des galaxies de minuscules particules de poussière. Sans compter l’odeur du grain qui sèche quelque part, on ne sait pas encore bien où. Nous ne savons pas encore les montagnes, les gouffres, le danger qu’on risquerait à sauter à pieds joints dans cette matière mouvante qui nous engloutirait en un rien de temps aussi facilement qu’un crocodile.

La pénombre règne dans le vaste hall, avec par moments, des raies de lumière qui l’entaillent à travers les fentes métalliques des murailles. Nous montons des échelles, atteignons de hautes plateformes, traversons des coursives comme des ponts au-dessus de grands gouffres, arrivons au-dessus des fosses à grain, la hauteur est vertigineuse. On descend par une échelle à barreaux et à quelques mètres à peine au-dessus des sommets, on se jette pour atterrir dans la mollesse du grain, soulevant des nuages de froment. On reste là, immobiles, les bras et les jambes écartés, puis on rampe à nouveau vers l’échelle pour remonter et recommencer. À tout moment, un crocodile peut surgir, un ou plusieurs. Et quand on pense aux crocodiles, on ne pense pas à tous les autres monstres qui peuvent surgir ici par surprise et nous engloutir.

Je me laisse emporter par mon récit, par la mémoire, par je ne sais quoi. Je le vois bien, ça m’empêche, je m’accroche à ce récit tellement de fois autoraconté que j’hésite à le changer. Mais en dessous de ce récit, il se passe autre chose, certainement.

Admettons que soudain on replie bras et jambes, admettons que l’on sente le corps s’enfoncer lentement dans le blé comme dans des sables mouvants. On aurait peur bien sûr avant tout de suffoquer, de ne plus pouvoir respirer. On sentirait l’air nous manquer, le grain et la poussière s’insinuer dans les narines, dans la gorge, dans les poumons, on se laisserait étouffer progressivement, peut-être jusqu’à en mourir rien que pour savoir ce que ça fait de mourir étouffé par ces montagnes de blé. Ce serait une sorte de sacrifice à la déesse des moissons, non, ce serait plutôt un pied de nez à la fatalité.

Et manquant d’air, on s’asphyxierait petit à petit et le manque d’air, la pauvre oxygénation de la cervelle produirait alors ce genre d’hallucination dont elle est coutumière quand elle est en panique. On se sentirait glisser doucement dans un infra-monde. Les cloisons de la peur et du désir s’abattraient, on se sentirait étrangement libre, atteint comme un plongeur en apnée par cette sorte d’ivresse des profondeurs. Des créatures translucides et phosphorescentes s’élèveraient des profondeurs vers nous, on comprendrait à mi-mot leur langage. Dans cette descente progressive, on pourrait apprendre des langues oubliées, le biturige et autres dialectes, peut-être même des langues antédiluviennes, des langues cryptées au fin fond du grain, de la cellule, nous deviendraient étrangement familières.

En s’enfonçant de plus en plus lentement, profondément, on laisserait derrière soi les méduses, les étoiles de mer, les conques, les vers marins, toutes les races connues et inconnues, arthropodes, tout ce qui se déplace avec un pied ou mille, pour atteindre des strates où la pensée seule crée le mouvement. Où la pensée n’aurait pas de frontière avec le rêve. Où le rêve serait un navire spatial, une caravelle stellaire dont le déplacement fonctionnerait à l’envie. On aurait à peine le temps de songer qu’on y serait déjà plus bas, mais ici le bas et le haut n’ont plus vraiment la même importance, l’orientation ne s’effectue plus selon les vieux critères.

Encore quelques strates à peine, on atteindrait une nouvelle atmosphère, on se retrouverait en haut en croyant être tombé si bas. On apercevrait peu à peu les côtes d’un gigantesque continent apparaître sous nos pieds. La fameuse Pangée s’étendrait alors à perte de vue, on y apercevrait sortir de la canopée d’énormes têtes de doux monstres, s’échapper des milliers d’oiseaux multicolores, jaillir ça et là des floraisons spontanées de plantes inconnues.

Et on ne s’arrêterait bien sûr pas là, le mouvement pourrait continuer à l’infini. On comprendrait que notre existence, avec un début et une fin, nourrit cette possibilité d’infini. Que sans naissance ni mort, le cosmos tout entier serait dérisoire, que le monstrueux néant aurait gagné définitivement sur le quelque chose quoi qu’il soit.

On traverserait aussi ça, on continuerait, on se désintégrerait progressivement et ce serait l’un des plus grands délices jamais éprouvés dans notre pauvre existence. Des milliards d’atomes s’éparpillant ainsi, se volatilisant, et chacun de ces atomes bénéficierait de toute la conscience des choses vers lesquelles nous aurions œuvré le si peu de temps que nous avons vécu. Et on donnerait cette conscience comme un cadeau à l’univers tout entier.

Après, ce serait probablement du domaine de l’indicible. On ne saurait en rien nommer quoi que ce soit car ça ne servirait à rien. Conscient soudain que tout sait ce que tout sait depuis le début et à travers mille et mille fins, on se sentirait bien calme, reposé de toutes les fatigues. Et on ne serait pas seul, ça ne voudrait plus rien dire.

A propos de Patrick B.

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