#anthologie #23 | Le sous-sol

Je ne me souviens pas d’une époque antérieure au sous-sol. Il a toujours été là, comme mes bras, mes jambes, ma tête qui repose sur mon torse, et sur personne d’autre. Nous étions assez enfants pour partager naturellement le même sol, même s’il y en avait deux. L’un en haut, l’autre en bas, mais nous n’avions pas besoin de celui du haut. Seulement pour sauter en cachette de là en bas, quand nous avions goûté à la potion magique. Nous courions à travers la cour arrière que se partageaient plusieurs maisons. Notre territoire en contrebas. Nous nous tenions les uns aux autres. Nous nous poussions à tour de rôle et nous laissions pousser par l’autre. Nous courions pieds nus, même si c’était interdit, si bien que nos petites semelles claquaient sur le sol nu et que nous avions des parties calleuses. Nous n’avons jamais marché sur un morceau de verre, comme les adultes nous l’avaient prédit. Nous avions de la chance et ne trouvions rien d’étrange à cela. Nous lancions des bisous en l’air, là où les pigeons volaient autour du chêne et dessinaient de là-haut des points mobiles sur l’asphalte. Nous poursuivions leurs ombres. Nous jouions à Je vois ce que tu ne vois pas, et je gagnais à chaque fois. Nous sautions dans les buissons et effrayions les merles, nous trouvions de petits animaux morts et leur construisions des tombes dans les sous-bois, nous posions sur la terre tassée de minuscules croix tordues faites de branches attachées ensemble. Bien que nous n’ayons pas de croyance particulière ; aucune qui soit dirigée vers quelqu’un ou quelque chose. Je suppose que nous n’en avions pas besoin. Quand il avait plu, nous cherchions des escargots et des vers de terre. Partout, ça sentait la terre. Nous faisions la course avec les escargots, nous coupions les vers de terre en deux parties égales avec un petit bâton. D’où vient cette croyance délirante que l’on peut faire deux corps avec un seul. Ce n’est que plus tard que j’ai lu que seule la partie avec la tête survit. La partie arrière du ver qui a été coupée meurt inévitablement. Après tout, un ver n’a que deux yeux, pas quatre. Nous ne l’avons pas demandé à l’époque. Nous n’avions aucune raison, tout semblait possible. Nous ramassions aussi dans nos mains des baies bleues toxiques et nous les serrions si fort que le jus rouge foncé coulait comme du sang le long de nos coudes et se répandait partout sur le sol.

Jusqu’à l’âge de dix ans, je ne voulais pas aller seul à la cave. Je ne voulais pas non plus monter l’escalier qui menait au fond, à ciel ouvert, vers la porte. Mon frère le savait. Quel effort cela me coûtait de descendre là. Dans ce trou dont j’ignorais s’il me ramènerait ou non à la surface. Je n’en savais rien. Comment aurais-je pu. Cette peur folle. Aujourd’hui, je ne me souviens pas de quoi. Tu sais que je suis ici, criait sa voix impatiente depuis les profondeurs. Ne fais pas dans ton froc. Je ne voyais rien. Il était assis, enveloppé par l’obscurité. Le grattement du bâton sur le sol en pierre. Il devait avoir froid. Trouvé, m’écriai-je. Tu dois me taper, sinon ce n’est pas valable. Je n’ai plus envie. Dois-je rester assis ici pour toujours ? Tu ne dois rien faire. Allez, viens. Tu dois me sauver. Je me suis assis sur la plus haute marche, j’ai cru voir sa tête. Un îlot de lumière sur des cheveux noirs. L’odeur de cave humide montait à intervalles réguliers, je respirais par la bouche et pensais à des mûres. Des mûres noires bien mûres, comme celles que nous allions manger, du buisson à la bouche. Je dois rester ici si tu ne me trouves pas. Tu es un idiot m’écriai-je en riant malgré tout. Je n’avais vraiment plus envie maintenant, je glissai les fesses un cran plus bas. Rien. Pas de raclement. Loin, une voix, ma voix, qui l’appelait. Cet état que je redoutais. Après les picotements dans les membres, il ne s’est plus rien passé, tout s’arrêtait : les voix de la radio qui soufflaient dans le jardin depuis l’un des balcons bleus, le bruissement des merles affairés dans les sous-bois, les enfants des voisins qui frappaient un buisson avec un bâton près des arbres, les grognements des ivrognes dans le quereu, leurs rires pour être joyeux. L’odeur des vêtements mouillés, du linge qui sèche. Le chant des oiseaux. Le cœur, le mien. Tout cela était là, je le savais, mais où ? Je me suis redressé et je suis descendu, marche après marche, en m’accrochant à la grille rouillée. Des éclats de peinture se détachaient et restaient collés à la paume de ma main humide. Ne pas lâcher prise. Descendre comme dans un bassin d’eau. Faire semblant, pour que la peur disparaisse. J’aurais pu le prévoir. Le voir émerger dans l’obscurité, les bras écartés, surgir comme quelque chose qui se cache sous une surface et s’élance de toutes ses forces vers le haut. Comme un petit morceau de bois poussé vers le bas, un corps de faible densité sous l’eau. Une simple loi de la physique. Vers la lumière, vers l’air. Whoa, sortit de son ventre, plus comme un rire que comme une frayeur. Puis tout reprit, les bruits, les odeurs, les sensations, bien trop puissants, trop clairs, le monde en staccato, et mon cœur, frénétique, mais l’essentiel était qu’il batte. Mon frère enfonça sa tête dans mon ventre. Je mis mes mains autour, j’attrapai ses cheveux épais, je les remuai entre mes doigts. Ils étaient imprégnés d’une odeur de pomme trop mûre. Chaque centimètre de son corps était un terrain connu : les sourcils épais, sa peau délicate et jaunâtre aux chevilles. Des pommettes hautes en forme de cœur. Et les yeux. Quelque part, il a fait comme un coude, s’est écarté du chemin. Il y avait un point noir sous la peau, un panneau indicateur, et un autre juste à côté. Ils étaient d’un vert foncé délavé et se trouvaient là. Deux petits trous de lumière discrets. Qu’est-ce qu’il y a, demanda-t-il, étouffé sous ma peau. Son souffle remplissait mon ventre, chaud et beau. Je me mordais la lèvre, une cicatrice je ne sais plus d’où, d’avant tout ça. Sur ma couille, comme il l’appelait. Il disait c’est comme si tu avais un petit œuf dans la lèvre. Je n’ai pas peur, dis-je doucement dans l’obscurité, avec toi je n’ai tout simplement pas peur. Quoi, demanda-t-il en retirant ma main de son oreille pour qu’il puisse m’entendre, qu’est-ce que tu dis ? Rien espèce d’idiot. Je l’ai tenu dans mes bras. J’ai cru que j’allais tomber. Et maintenant attendons dit-il. Des pas légers et brefs se faisaient entendre dans le couloir. Je me demandais si quelqu’un allait venir nous chercher. Parfois, j’avais peur de cette voix. Une porte s’ouvrit en grinçant et se referma aussitôt, ce n’était pas la nôtre. Où donc, demandai-je, soulagé de ne pas m’être évanoui. Des mouches mortes gisaient entre les vitres. Elles avaient les pattes tendues vers le haut, étaient éparpillées sur la laque blanche, sur le côté ou sur le dos, cinq au total, et brillaient dans la lumière. Comment s’étaient-elles retrouvées là ? Qui les avait emprisonnées ? Qu’était-il arrivé à leurs âmes minuscules ? Il secoua la tête, comme si je n’avais rien compris. Je ne sais pas, n’importe où, qu’est-ce que ça peut bien faire ? Je me taisais et réfléchissais à cet endroit, à ce qu’il devrait être, mais je n’y arrivais pas. Et je me retrouvais toujours devant les mouches, les lignes délicates de leurs ailes qui, ensemble, formaient un motif, leurs corps aux reflets verts et dorés que la mort avait forcés à se courber. C’était horrible à voir et délicieux. L’un des corps était parcouru de spasmes. Mes paupières tressautaient. Les choses n’étaient pas ce qu’elles prétendaient être. J’ai dû fermer les yeux et compter secrètement jusqu’à cinq avant de pouvoir le regarder. Son beau visage d’adolescent. Ses pupilles réfléchissantes étaient hantées par quelque chose d’inquiétant : Qui es-tu donc ? C’est peut-être ce qu’il voulait vraiment savoir. Alors j’ai regardé en arrière, à travers le reflet, dans le noir, et je me suis dit : Il y a donc quelqu’un là-dedans. Essayais-je vraiment de regarder à l’intérieur ? À l’époque, nous croyions encore à des choses du genre de la télépathie. On fonctionnait comme ça. Il se levait de sa chaise, alors je me levais de la mienne. Il léchait son assiette, alors je passais ma langue sur la surface lisse de la porcelaine. Il riait et je me joignais à son rire. Il hochait la tête, et je hochais la tête, vingt fois d’affilée pendant qu’il réfléchissait déjà à ce qu’il allait faire ensuite. Parfois, j’essayais de toutes mes forces de réprimer mes propres pensées crues, juste pour qu’il ne me surprenne pas en train de penser à autre chose. Et maintenant ? J’avais beau me concentrer sur ma réflexion, je ne trouvais pas d’endroit où j’aurais préféré être. Et c’était peut-être là le problème. Le monde en dehors de celui-ci était vide. Qu’il semble étrange aujourd’hui de partir de l’époque comme du seul possible. Il leva les yeux au ciel, agacé. Quoi ? demandai-je. Ce serait bien de le savoir, tu ne crois pas. Juste pour être sûr, je veux dire. En sécurité. Pour voir si l’on peut vraiment compter l’un sur l’autre, comme des frères. Mais tu peux compter sur moi ! répondis-je indigné. Il rit si fort que l’on eut dit que j’avais raconté une blague qu’il n’avait pas comprise, presque gêné. Mais j’étais sérieux et je le regardais toujours avec intensité. Espèce d’idiot. Il s’arrêta net. Je sais, bien sûr, je le sais. Mais que savait-il au juste ? Nous n’étions que des enfants. J’étais le petit frère et lui le préféré.

A propos de Camille Bréchaire

Camille Bréchaire vit et enseigne la littérature à Angoulême. Il lit et écrit dès qu’il le peut.

4 commentaires à propos de “#anthologie #23 | Le sous-sol”

  1. Merci Camille pour ce magnifique texte, l’histoire de ces deux frères. Je suis bouleversée par la beauté des sentiments, des images, des deux corps, du jeu entre les deux, merci, cela fait du bien de te relire. Baisers.

    • Et merci à toi Clarence pour ton passage par ici et tes mots qui donnent toujours autant de force pour continuer ce cycle de marathonien ! Texte publié et écrit hier dans l’urgence pour rattraper la meute. Pas encore eu le temps de me relire ou de corriger les approximations mais on verra plus tard. On en est tous là et pas la place de regarder dans le rétroviseur pour le moment, la cadence donnée par Francois est assez folle comme ça. Au passage quel plaisir de te retrouver après ma si longue absence ! Je t’embrasse

  2. On se laisse emporter par la vitesse, l’imaginaire, la langue, comme dans une course folle (pas si folle), celle de l’enfance. Merci pour ce texte.

    • Grand merci Betty pour ta lecture de ce texte écrit (trop ?) rapidement à un moment où je courais encore derrière les propositions pour essayer de rattraper mon retard. De la matière en tout cas pour nos futures relectures et des pistes à creuser que ton passage ici et tes mots bienveillants encouragent ! À très bientôt dans tes textes !