Plusieurs fois, les jours suivant l’incendie, elle entra dans la cathédrale. Ce n’était pas seulement un songe. C’était, derrière les portes de bois historiées, un grand lac noir où se reflétaient des yeux. Seuls se reflétaient les yeux jaunes et mobiles des figures grimaçantes des chapiteaux, leurs traits ne pénétraient pas le miroir de l’eau. Les figures étaient accrochées à la pierre par des serres crochues, par des membres difformes, par des pieds de cochon noués autour de tronc très tordus et de gibets ricanants. Une lumière opalescente faisait flotter les visages de pierre dans la nuit et dans l’ombre. tout le reste était noir. Noir l’air poudreux comme de la suie, sous les voûtes qui retenaient prisonnière leur plainte continue, se la renvoyaient l’une à l’autre, réverbérée, leur plainte. Noir le ciel qui s’enfonçait dans un vortex spatial, un trou dévoreur de photons, que rendait seulement perceptible la frange du toit de la voûte effondrée.
Seuls les yeux se reflétaient, s’ouvraient et se fermaient, des amandes dorées apparaissaient sur l’onde au gré de leur clignement, selon un rythme aléatoire que n’imprimait aucun clapotis, car la surface du lac était tendue et noire.
De la surface du lac émergeaient des roseaux, des colonnes cylindriques douces comme de la craie, des lotus de granit à la tige rugueuse qui s’ouvraient en éventail, au ras de l’eau s’ouvraient de vrais nénuphars, d’un blanc rosacé, sur leur feuille étalée comme une tache d’huile contenue dans une membrane plasmique, sombre comme le lac. Une barque passait sans un bruit, rien ne bougeait autour sauf la gaffe dont la moitié émergeait en diagonale et insufflait son mouvement sans que la moindre ride ne vînt froisser la surface de l’eau, le lac noir, et personne ne tenait la gaffe, un ample manteau à capuche, peut-être, comme celui d’un fantasme, ondulait dans l’ombre.
Et, se prolongeant, le lac passait entre deux piliers, devenait fange et boue, devenait marécage, devenait marigot, avec des grenouilles de totues les couleurs, des théories d’insectes dont le cliquetis d’ailes au ras de l’eau kaki évoquait le battement de pales de bois, de métal, de ventilateurs détraqués, de drones dressés pour l’attaque. Les crapauds coassaient. Du terrain fangeux émergeaient des lianes, des palétuviers, des espèces jamais nommées, qui tressaient leurs racines aériennes, plus serrées qu’un panier d’osier.
Et, se prolongeant à travers ce treillis, même s’il peinait à passer, c’était maintenant un grand fleuve, charriant péniches, barges, convois de grumes sur lesquelles, jambes très écartées, se tenaient les flotteurs de bois, qui repoussaient la berge à coup de grandes gaffes, en chantant la chanson du prince assassiné au pont du confluent. Leur chant était ponctué par la corne des mariniers et par la sirène des vedettes de la police qui louvoyaient à la vitesse du goujon entre le usagers du fleuve, leur gyrophare tournoyait. Le long des rives les pêcheurs, les joggeurs, les pousseuses de landaus, savaient que deux fois par jour le fleuve inverserait son cours, ils passaient sans le regarder, allaient d’un côté et de l’autre, insensibles à son va-et-vient, et les crieuses de poissons, les forts des halles, les gens de la grève, les tonneliers, les sapeurs pompiers, se tenaient prêts, deux fois pas jour, au renversement du cours, ils allaient, venaient, criaient, vendaient, chantaient, se tuaient la tête, ils trafiquaient, volaient, juraient, ils imitaient, contrefaisaient, ils se déclaraient leur amour, ils niaient, reniaient, se débarrassaient, et la vie suivait son cours. Le fleuve jamais ne connaîtrait la mer.
Notre-dame à l’abandon ? Beau texte, poétique. Merci Laure.
Merci Noëlle
Merci Laure, ce lac noir caché dans cette cathédrale et tout ce qui s’ensuit, quelle belle exploration, pleine d’imagination et de visions.
J’aime ce regard qui voit
« Seuls les yeux se reflétaient, s’ouvraient et se fermaient, des amandes dorées apparaissaient sur l’onde au gré de leur clignement, selon un rythme aléatoire que n’imprimait aucun clapotis, car la surface du lac était tendue et noire ».
Celui de l’écrivaine? de la poétesse?
Et puis cette fin, inattendue: « Le fleuve jamais ne connaîtrait la mer. »
merci beaucoup Anna de relever ce texte ; j’avais l’idée que c’était les yeux des sculptures sur les chapiteaux, dont les traits se perdent dans le noir, dont on ne voit que les yeux se refléter, mais le texte m’a portée plus que le contraire, les images sont venues presque d’elles mêmes.