anthologie #23 | le cimetière de palerme

François Bon proposition 24

15 juillet 2024 (Pantelleria en ligne avec Gracia)

L’eau est cristalline, vert émeraude vers la côte elle tourne au bleu profond au large. Le soleil est au rendez-vous. La ligne de la côte est déchiquetée, si on ne regarde qu’elle on perd les repères.  On y voit l’insouciance d’une plage des Caraibes. On dirait des vacances. Sous l’eau les galets s’entassent les unes sur les autres, claires du côté de la plage plus sombres au large. S’éloignant de la côte la mer sableuse s’obscurcit jusqu’à tourner au noir.  Une route amène vers une petite plage qui donne envie de s’y étendre, s’y écraser, s’y dissoudre s’il n’y avaient pas à côté toutes ces petites villas à pas cher qui suivent derrière s’entassant les unes pareilles aux autres, puis ces buildings grimpant jusqu’aux 15ème étage. Plus loin, un autre type de plage s’ensuit. Une tâche verte, une broussaille, un no man’s land s’ouvre entre le cimetière plus grand de Palerme et les pentes raides du monte Pellegrino. Je me dirige vers le cimetière des Rotoli qui se développe en forme de croix greque et, à croire son directeur qui me montre la carte, selon les signes de la kabbale juive, en forme d’un chandelier à septes pointes. Ses deux artères principales se rencontrent au centre. D’en haut, on aperçoit ce qui fait tache à l’intérieur de cette enceinte mais qui par l’heure parait une simple toile, une longue toile blanche – serait-elle un signe de paix ? – qui se déploie le long de la route principale…

Rentrer dans ces hangars, par euphémisme appelés tenso structures, est difficile, je fini par y pénétrer. Je parcours le long des couloirs le nez bouché, je progresse comme en apnée. Ca sent la mort. Une insupportable pointeur de viande avariée. Le courage me manque. La mort surprend. Cette été la pointeur fut elle qu’une vingtaine de cercueil se sont lézardés, formant un liquide morbide de petits ruisseaux immondes sur le sol. Mais j’y vais quand même. Je ne veux pas partir, je documente, je fais comme si de rien n’était. Les échafaudages ont été disposés sur trois files. Les cercueils se suivent, s’empilent les uns après les autres. Ils restent entreposés pendant des mois, voire des années, attendant de fondre comme la neige au soleil. Certains sont recouverts de plastique. La plupart ne manque pas de fleurs, des marguerites jaunes, des roses rouges, blanches. Chaque cercueil a sa photo absurde, surréelle, comme si elle venait d’ailleur. Ici la photo d’un tel Scapaci Francesco, son demi-buste à gauche, grand gaillard rondelet, au sourire appuyé avec lunettes de soleil qui cachent son visage et du côté droite de cette photo une couronne des roses blanches jétée au sol qui est de couleur bleue comme s’il s’agissait du ciel. En bas de cette photo, le nom de l’agence funèbre qui l’a transporté ici dans ce couloir en attente, et qui en profite pour se faire un peu de publicité. 

Le cimetière est cette institution qui sépare les vivants des morts. Les morts sont sous terre. Nous les vivants, dehors. Mais si les cercueils ou sont gardés les fluides et les ossements de nos ancêtres ne sont plus enterrés, d’un coup l’ordre systémique se casse. Je rentre dans ce couloir dénommés tenso-structures avec la peur aux trousses. J’y rentre quand même. Les cercueils qu’on ne devrait pas voir sont visibles. Il semble que, n’étant plus ensevelis, les morts étrangement sur la terre parmi nous viennent alors parler plus facilement aux vivants. 

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