En bas du village, écoute bien, vraiment tout en bas, en descendant le sentier, aujourd’hui étranglé de ronces, thrombosé des cailloux blanchâtres d’alentour : les maisons éventrées, répandues –, les toits crevés dont un au moins avec la poutre calcinée brisée en deux, encore cinquante soixante mètres peut-être plus bas encore sur la gauche, peux pas le manquer, la margelle en grosses pierres le couvercle de tôle, fracas quand tu le fais glisser avant de lancer le seau au bout de la chaîne rouillée, l’entaille creusée depuis les années décennies plus encore d’aller-retour, trois fois rien pendant la plongée, une poussée, un cliquetis, un floc, ahanant grinçant broyant quand plein, cogne tout le long des parois ses bruits d’ondes métalliques et clapotis noir, ralentit à mesure de la fatigue des bras et sueur ; c’est le puits dit de la tire-vieille, ainsi nommé parce que profond dans l’invisible et le froid la sorcière la sauvage la folle la dévoreuse attend en haut le visage des enfants qui éventuellement, penchés sur le disque jetteront une pierre ou un cri pour réveiller Écho et ses proférations, déplis et replis, guetteront une lueur une réponse un signe, quelque chose enfin, venu du trou sans bords, sans savoir mais soupçonnant imaginant, excités anxieux, défiants inconscients : des enfants ! – bien qu’avertis de nombreuses fois : interdit d’aller jouer au puits, interdit d’en approcher la gueule obscure, interdit de grimper sur le bord, interdit de se pencher, lancer, interdit, regarde-moi quand je te parle, interdit, sous peine de voir surgir la main raide glacée crispée ridée impitoyable, une serre au bout du bras noueux comme une branche d’arbre mort, s’enroulera sur la gorge du désobéissant saisi d’horreur, empêché d’hurler, le basculera l’arrachera au jour, l’entraînera force incroyable, sans merci, sans hésitation, lui, l’imprudent, dévalera des heures durant, des années décennies plus encore le long tunnel aveugle brisera la lentille d’eau se débattant à bout de souffle et d’aide, les autres là-haut appelant criant pleurant, courant vers les maisons – mais qu’est ce que tu dis racontes explique-toi où quand comment arrête donc de brailler hoqueter mon dieu quel malheur courons courons c’est impossible on vous avait bien dit mon dieu quelle horreur – tombera encore plus bas plus bas à travers le profond à travers la pupille de la vieille traversera des champs immenses et déserts avec de la brume et des étangs, des arbres échevelés autour, leurs doigts tendus vers le ciel des nuages lourds d’avant l’orage, quand ça cogne déjà depuis le loin entre les collines où l’église sonne les heures, et les hommes partis dans les champs creusent les sillons sèment les blés, parlent des malheurs du monde et des choses modernes, les machines qui volent celles qui creusent celles qui fument dans des bruits d’enfer et de flamme, celles qui pilonnent celles qui écrasent celles qui pulvérisent celles qui déchirent, celles qui soulèvent celles qui battent celles qui répandent, celles qui plantent labourent récoltent, et tous ces suppléments de la main du pied de l’œil pour faire la vie plus facile, aller plus vite, plus loin plus haut plus fort plus longtemps plus grand, mais regarde venu avec le malheur aussi, oui tout le malheur, jamais assez, jamais suffisant, plus encore, alors lui, le terrifié, traversera encore des étendues marines peuplées de bêtes sombres aux nageoires immenses et jets d’éther, sentira leur présence d’ombres l’effleurer, voudra crier mais toujours la main autour du cou comme une ancre nouée, de plus en plus bas, des écailles de monstres luisants, des ricanements féroces de bouches à dévorer, tout ça et plus encore de plaintes interminables, je te l’aurais pourtant bien dit, pourtant, ne pas y aller.
9 commentaires à propos de “#anthologie #23 | la tire-vieille”
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Ho , merci , après tout ça , on a pas du tout envie de se pencher sur ce puits ! J adore la forme, les accumulations, le rythme , la profusion d images à donner le vertige.
c’est fait pour décourager – et ça peut. encourager ! ceci dit la légende de la tire-vieille un quelqu’un du beaujolais m’a raconté que ça existait dans son village pour faire peur aux trop téméraires !!!
la forme, le rythme, la langue, la méchante tout pour avoir envie de descendre à reculons. Merci!
c’est tout à fait l’idée ! regarder derrière les doigts en ganivelle !
Tout ce qu’on risque à passer à travers la pupille de la vieille ! Envie quand même d’y aller voir ! Merci pour cette descente… au puits, dans votre langue si époustouflante.
ah mes les en bas des dessous ça fait ça aussi !
😉😁
Très fort, bravo, merci Jacques.
merci du retour si encourageant !