La rue déserte au matin
work in progress, l’immeuble de Perec à l’horizontal, l’aller retour jusqu’à la place du village, au matin, lorsque tout le monde est endormi, le 2 août 2024, la visite des maisons éventrées détruites par le tremblement de terre et encore dans les gravats.
L’aube bleuit le ciel, faisant apparaître les silhouettes des grues, les échafaudages de couleur noire ou de couleur rouille. La route était encore éclairée, certaines fenêtres ne s’étaient pas éteintes. La montagne était d’un gris bleu presque couleur de cendre, la crête était soulignée d’un halo presque blanc, presque, à peine un peu plus clair que le ciel. Aucun nuage, le bleu uniforme des silences frais où le monde encore sommeillait. Les façades des maisons se faisaient plus nettes, blanches, et les toits neufs, propres, étaient à peine humides de la rosée. Dans quelques minutes, les lumières de la route s’éteindraient, les maisons respiraient encore un peu dans la fraîcheur apaisante, laissant dormir le village que la canicule avait tenu éveillé une partie de la nuit.
Comme ma tante et ma cousine dormaient, je sorti sans bruit pour refaire le trajet de la maison jusqu’à la place, et de la place jusqu’à la maison, comme sur les pas de mon père, comme sur mes pas enfant, comme sur les pas de Giovanni et de Teresa, des oncles, tantes, cousins, des ancêtres inconnus qui avaient posé là leurs pas, pieds nus ou en sabots, qui avaient attendu les premières chaussures après la guerre. Qui avaient posé là leur regard, leurs visages soucieux ou heureux, leurs âges, les années.
Le première maison était reconstruite, presque rose, presque beige, veloutée, la porte en bois bien encadrée par une arc en plein cintre de pierre blanche, sommiers et contre sommiers réguliers, clef en relief. Une autre porte, toujours en arc, surbaissé cette fois-ci, était fermée par une grille de fer forgé. Un balcon, avec une parabole. Elle était habitée. Les portes fenêtres de bois étaient neuves. Au temps de mon père, cette maison était appelée le palazzo.
Sur les pavés, un chien matinal, solitaire, fait sa ronde.
A droite, une minuscule impasse, pavée toujours, mais avec un chemin de dalles blanches. Une quantité d’herbes folles longeait le mur de la maison, noirci, effrité. En avançant, on voyait que des broussailles avaient envahi tout l’espace, un petit recoin qui servait autrefois aux réunions du voisinage, le soir, lorsque l’air fraîchissait, lorsque chacun trouvait dans sa cuisine de quoi concocter un mets à partager, que l’ombre permettait de sortir une ou deux tables, quelques chaises, pour bavarder jusqu’à la tombée de la nuit et même après, lorsqu’on était allé chercher des gelati à l’épicerie, que les enfants jouaient couvrant de leurs cris les conversations, et que trois, quatre générations vivaient ensemble, et qu’après le coucher des plus jeunes et des plus anciens, les confidences et pettegolezze amplissaient les murmures, là où à présent le sol était envahi d’herbes, de cailloux, de gravats, sous la chevelure hirsute d’un arbre bien vert et touffu qui depuis des années n’avait plus été taillé.
La maison d’en face était fermée, complètement refaite à neuf, et aurait été éclatante de blancheur sous le soleil qui se levait si sa façade n’avait pas été du côté de l’ombre. Du linge était étendu sur un tancarville juste devant. Je décidai de continuer sur la droite, en descendant vers la place, afin d’être sûr de placer au moins quelques pas dans les pas des miens, en procédant méthodiquement, étant donné que les pavés étaient d’origine, qu’ils n’avaient pas été remplacés et que le terremoto ne les avait pas, ici, descellés. Les maisons suivantes laissaient apparaître des pierres sur les angles, des arcs toujours de pierre à l’emplacement des portes, et de larges portes en bois à deux battants, parfois intactes parfois éventrées, parfois remplacées par des neuves. Le ciel devenait bleu, paisible, lumineux. Je ne pouvais m’empêcher de voir les maisons de l’autre côté, forcément, la rue n’était pas si large, et même étroite. La maison, basse, était encore presque intacte. Elle était en pierre, adossée sur la pente, en toutes petites pierres de toutes tailles, sauf aux angles où elles sont plates et larges pour former comme une colonne. Des herbes poussaient dans les interstices. Les deux fenêtres, la porte, étaient surmontées d’un linteau de bois saillant. Elle n’était plus habitée. La porte était en bois tellement solide qu’elle bloque toujours l’entrée. Les fenêtres, au contraire, avaient disparu, laissant voir un amas de pierres, de meubles démembrés, et de chiffons. Entre ces deux maisons, du nouvel âge et de l’ancien, un passage descendait la côte, d’à peine un mètre de large, laissant apercevoir la rue plus bas, d’autres maisons blanches, quelques arbres, et, enfin, la montagne. Et la montagne, immuable, bleue, majestueuse, m’est apparue comme un miracle. Et au loin, le ciel. Quel ciel ! Bleu, pur, triomphant. Le ciel originel.
Je descendai. En contrebas, une façade éventrée, complètement éventrée, paraissait comme une scène. Seul un pan du toit avait résisté. Il formait comme un auvent, dont l’autre pente avait disparu, dont il ne restait que deux morceaux de tôle ondulée qui pendaient devant, encore accrochés aux tuiles de terre cuite. Les portes du buffet de la cuisine étaient grandes ouvertes, les tiroirs à terre, des journaux éparpillés sur les poutres qui s’étaient fracassées au sol.
Sur la rive droite, les maisons préservées et reconstruites, n’osaient plus vivre. Fermées, elles étaient desertées. Plus loin, un amoncellement de pierres, persiennes de bois, meubles déchiquetés, entre trois murs de pierre et un toit.
Une rue Via Rodrigo De Paulis sur la droite, rejoint la Via Fontenuova, en venant de la Via Arenali. Rodrigo avait fait partie de la première société secrète des carbonari de Paganica favorables à l’unification de l’Italie et à l’indépendance nationale, qui comptait deux cent quatre vingt quatre membres en 1848. Rodrigo était l’aîné d’une famille de six enfants. Avec deux de ses frères, ils furent des soutiens de l’avocat Giovanni Antonelli à la tête des Carbonari de Paganica opposés aux Bourbons, qui s’en prenaient aux royalistes. Cette année-là, ving-cinq carbonari de Paganica furent arrêtés et jugés, condamnés à neuf ans de prison. Rodrigo De Paulis après avoir été enfermé à la prison du Ponza, mourut à trente-huit ans, du choléra, dans la prison de Santo Stefano, qui surplombait l’île de Ventotene, laissant derrière lui une jeune femme et un fils. Après le tremblement de terre, une inscription de Rodrigo a été retrouvée sur les murs de sa maison, écrite avant son arrestation : “Io Rodrigo de Paulis sono Servo di Gesù e di Maria SS.”
Une autre façade éventrée, un intérieur où se mêlaient à nouveau gravats, meubles déchiquetés, vaisselle en miettes, cartons, herbes folles. Un porte manteau artisanal, une planche de bois clair, avec six clous, longs clous, dont cinq clous intacts et le dernier, le sixième, plié. Sur le premier clou, une veste de travail bleue, en coton épais, encore suspendue, là, la veille au soir avant d’aller se coucher, ou bien avant de souper. Sur le cinquième clou, une chemise, bleue également, cependant plus claire, sale, dont le tissu de coton paraissait légèrement plus fin, avec un col large. Ces vêtements étaient suspendus, là, à des clous, sur le mur qui avait tenu, suspendus au-dessus des gravats, depuis quatorze ans, juste à côté d’une porte, sous un toit de bois, une porte qui donnait sur quoi ? Sur une chambre peut-être, où la secousse avait trahi le songe.
Même les pavés étaient envahis de broussailles, d’herbes sèches et cassantes.
Au fond de la ruelle, derrière les arbustes jaunis, un mur de pierres alignées avec patience, scellées, surmontées par une rangée de tuiles.
Personne. Ah si, une voiture rouge arrêtée. Vide.
Un grand escalier de pierre, quatorze marches, et, en haut, un palier, deux portes grandes ouvertes sur des ruines. Des toits, des grues, un large manteau vert, les sommets grèges caillouteux et nus. Hauts sont les monts et très hauts sont les arbres. Il y a quatre perrons, de marbre étincelant. Le comte Roland se pâme sur l’herbe verte. A chaque vers, je voyais les Abruzzes. La poésie m’enveloppait.
Plus loin encore, un chantier. Une grue, des échafaudages, des barrières. Une maison sauvée.
L’ancienne épicerie, à droite, fermée. La maison semblait également rénovée.
Un autre chantier, une autre grue, des échafaudages, un camion remorque.
Un trou béant, à l’angle, tout s’était effondré.
Une maison, dont il ne restait que la façade, fenêtre ouverte, porte disparue, et une pièce, des murs encore debout, des éléments de cuisine qui tenaient en hauteur, tout de travers, ouverts, un buffet blanc renversé, des cartons, de la vaisselle cassée, un carrelage gris.
Là, Via Monte Grappa, la façade intacte masquait une gueule cassée surmontée encore par un pan de poutres de bois. Le rideau fermait la fenêtre, tiré le soir précédent la nuit, un rideau fin, couleur de lin, dont les plis désormais s’envolaient au surgir des orages.
En descendant vers la place, via degli Angeli, les maisons, refaites, ne semblaient pourtant pas habitées.
Un haut portail de bois délavé, fendu, avec des grafiti, des poignées de métal, était ouvert sur une vaste béance comblée de pierres, de tuyaux, de planches de bois, de plastiques, et encore de pierres, et de tuyaux et de planche, et d’herbes folles, et de poutrelles d’acier, un portail de bois qui ne savait plus se fermer sur la désespérance.
Je continuai sur les pas de mes ancêtres, de la longue chaîne des âges, sur les pas des serments, des leçons récitées à voix basse, de l’heure de la messe, des achats au détail à l’épicerie, des déclarations de naissance au municipio.
Sur la façade d’une maison déserte, fenêtres éventrées, un graffiti écrit en lettres noires, assez grandes pour être lues de loin. 6 il senso di ogni cosa principino mio ti amo. Un cœur. une date 1.11.09. Leo. Felix.
A l’issue de la Via Del Municipio, l’église paroissiale Santa Maria Assunta. Le balcon de dentelle de fer forgé couronne le portail de bois foncé, et le linteau de pierre. Deux pilastres encadrent l’étincelante blancheur. La maison qui lui fait face forme une ombre pyramidale dont la pointe correspond exactement à la huitième volute, placée au centre du balcon, sur l’axe de la fenêtre le surmontant, faisant écho au linteau triangulaire placé juste au-dessus. Quinze volutes consolent la balustrade métallique, aussi fine que les jours brodés sur les trousseaux des fiancées.
La corniche souligne le toit de toiles neuves, portée par vingt-quatre corbeaux de pierre, sagement immobiles.
Sur le côté droit, une tour clocher découpe quatre fenêtres sur le ciel, turquoise, uni, limpide. Une arcade porte la cloche la plus grande, sur l’axe de symétrie; au-dessus, toujours dans l’axe, la cloche la plus petite dans une arcade réduite qui laisse cependant suffisamment de vide pour s’offrir le ciel. De part et d’autre, deux arcs semblables abritent chacun une cloche, plus épaisse à droite, plus modeste à gauche.
L’ancien café en face de l’église n’existe plus. La maison a été rénovée tout en blanc. Seule subsiste l’horloge au troisième étage. Sur une ancienne photo, les tables de l’ancien café sont pleines de monde. Les chaises sont en plastique blanc, et les parasols, blancs également. Les murs sont peints en jaune. La façade de l’église est ornée de deux rosaces en très léger relief, parfaitement symétriques de chaque côté du tympan. La Fanfare municipale joue dos tourné à la place, le cuivre des clairons brille au soleil. Tous les musiciens sont en noir, bien alignés en quatre rangées. Des décorations lumineuses sont accrochées tout autour d’édifice en édifice. Eteintes. Nous sommes en plein jour. Un matin certainement. Le ciel est bien bleu, quelques voiles de nuages, à peine.
Le café est maintenant de l’autre côté, sur la droite, et s’il offre une vue stupéfiante sur la nef de l’église et le clocher, il ne donne plus directement sur la place. Chaises et tables sont de plastique blanc. Les parasols sont blancs. Ce bar Gemini Cafè existait autrefois, je ne m’en souviens pas du tout. Les façades neuves ont gardé la couleur orange, via Vittorio Veneto.
En contournant l’église, on se retrouve devant le monument aux morts. Monumenti ai Caduti, piazza della concezione. Les morts, place de la conception. Un panneau d’interdiction de stationner. Un banc en pierre. Entouré d’une grille blanche de fer forgé aux motifs floraux quadrilobés, puis de quatre arbustes taillés en pointe à chaque extrémité du carré, puis d’une chaîne pour empêcher le passage, un mas porte le drapeau, un socle carré de quatre marches, quatre colonnes cannelées sans chapiteau posées chacune sur un socle de cube, portent un fronton de pierre. Au centre, bien abrité, un pavé de marbre rosé porte tous les noms. Il est surmonté d’une lanterne. Des noms sont inscrits sur son socle également. Un canon vise le ciel, monté sur deux roues. Les noms regardent l’église, regardent la mairie, regardent la route passante, regardent les maisons.
Une plaque place Umberto rappelle le référendum organisé en juin 1990 pour reconquérir l’autonomie de Paganica perdu en 1927 lorsque le village fut annexé à l’Aquila. Les protestations avaient été réprimées. 3353 habitants ont voté pour le retour à l’autonomie municipale contre 432. Le cour constitutionnelle ne valida pas la volonté populaire.
En face du monument aux morts se trouve donc une délégation municipale, dans le bâtiment de l’ancienne école maternelle tenue par les soeurs.
Le palais ducal, place Umbert premier,
la fontaine
La rue Rodrigo De Paulis
J’arrivai à la maison suspendue. En apparence, elle était peu touchée par les dégâts. Je décidai de prendre son
escalier extérieur, étroit et ensoleillé, au retour.