#anthologie #23 | dessous et à rebours de l’écriture

J’ouvris la trappe et fus littéralement aspirée, happée, et traversée de part en part, de mémoires souterraines, d’espaces et de temps, le corps et l’esprit poreux. Je m’imaginai dans le terrier du lapin d’Alice. Et au fur et à mesure de cette descente tour à tour lumineuse et ténébreuse, je fus traversée d’images, plus ou moins fugaces : des éclats de rire, de jeux, de larmes et d’amours parfumés d’embruns, et sur la joue, la chaleur du sable et du soleil cuit d’après-midis de juillet, j’entrevis alors la maison rouge et les grands-mères, leurs voix, le grain de leur peau ; plus bas, je me vis en noir et blanc au bord d’une rivière, fantôme à tes côtés du vivant de tes jours, je me vis, au ralenti, caresser ta joue, la trouver plus douce encore que je ne l’avais rêvé, tu enlevais ton béret, passais le dos de la main sur ton front, te tournais vers les autres, sans me voir, et levais la tête pour boire le soleil, et puis tu remettais ton béret, enserrais ton genou de ton bras droit et Marcel prit la photo ; toujours plus bas, tourbillonnants, instantanés de vie, une silhouette tassée assise sur une chaise, mains croisées sur le ventre, quatre tartines beurrées avec des carrés de chocolat posées sur une table, le visage d’un jeune homme dans le roulement des vagues de la Parée, une petite fille de huit ou neuf ans en robe de chambre et chaussons, la main sur une grille noire, un bouquet de jonquilles jaunes posées sur le bord d’une fenêtre de chambre de bonne parisienne, dans l’obscurité de la nuit, deux corps nus et blancs, leur transparence, dans la mer pâlie d’étoiles et de lune, une main ridée écartant légèrement le voilage blanc d’une porte-fenêtre ; plus bas, un tourbillon de photographies que l’on aurait dit échappées d’albums fantômes ; et puis tout soudain le port d’Alger, une tête levée vers un soleil froid et bleu ; deux corps de femmes, l’une berçant l’autre ; et bientôt, en volutes, des voix retentirent, d’abord une question, en boucle, Tu m’écoutes ? Tu m’écoutes ? Tu m’écoutes ?… et des mots, décrochés, orphelins ; puis une foule de bouches, grandes ouvertes et répétant ahuries, consternées, Vous n’allez pas me croire ! Vous n’allez pas me croire ! ; plus bas encore, des images échappées d’ici et d’ailleurs, le Front de mer et sa rumeur marine et vivante de pas, de gestes, de conversations, d’âmes errantes, le ciel et la patience des pierres de Cuzco, le village de pêcheurs de Laborie et les paquebots qui déchargent les cargaisons d’Europe dans l’atmosphère neigeuse d’Ushuaïa ; et bientôt, baignée de nuit et de réverbères et d’étoiles et lumières d’intérieur et de phares, je reconnus la petite barrière en bois, le terrain d’herbes folles, de sable et au fond, tapie loin des lumières de la rue, la maison rouge aux volets fermés ; un étage plus bas, je vis une table, et posée dessus, un cahier rose ; plus bas encore, une femme, mains serrées sur le volant qui fait demi-tour devant une grande maison aux pièces éclairées ; puis je me vis ouvrir une porte avant de tourbillonner dans une lumière crépusculaire, et d’entrapercevoir des ombres portées jaune cuivré sur des murs blancs, un ciel rose chargé de gros nuages mauves, un jardin rosir puis griser, la pénombre noyer le contour de meubles, la coulée de nuit dans la ravine, et se détachant de l’encre noire de la nuit, l’écran blanc d’un ordinateur bientôt noirci de mots ; un étage plus bas, je vis un bébé tendre les mains et tâtonner et tâter à l’aveugle la nuit épaisse pour palper le vide et le froid des barreaux de son lit-cage, et l’angoisse me prit à la gorge et au ventre ; mais cela ne dura pas car déjà, un soleil de plomb me traversa et je vis un visage, un corps et des mots dedans, tendus tout entier vers un homme assis sur un banc à l’ombre d’un arbre, elle cherchait à habiter un visage, je le sentais, et puis je parcourus de vastes territoires que je savais inhabités, comme dépeuplés ; plus bas encore, j’entrevis un après-midi de mer scintillante, une terrasse, une table et posé dessus, un livre et dépassant du livre, un marque-page jaune et bleu qui me fit trembler de désir ; un étage plus bas, ventre noué à nouveau, respiration coupée, enveloppée d’un voilage lourd et pelucheux d’un blanc gris, j’entendis sonner six heures au clocher de l’église, avant de gravir les marches du lycée. Enfin, tout au fond de ce tunnel souterrain d’images, de visages et de mots, d’espaces, de temps et de mémoires, je sentis ma gorge me brûler et je me vis décoller le monde de mes paupières.

A propos de Émilie Marot

J'enseigne le français en lycée où j'essaie envers et contre tout de trouver du sens à mon métier. Heureusement, la littérature est là, indéfectible et plus que jamais nécessaire. Depuis trois ans, j'anime des ateliers d'écriture le mercredi après-midi avec une petite dizaine d'élèves volontaires de la seconde à la terminale. Une bulle d'oxygène !