# Anthologie # 23 | Bords de mer…

Le studio que je loue en bord de mer est au 1er et dernier étage d’un petit immeuble, en dessous des logements avec petits jardinets, chaises longues, tuyaux d’arrosage. Comme chaque matin, je descends l’escalier et emprunte le petit chemin sableux qui mène à la plage. Suis-je bien réveillée, je ne vois pas le rivage ! C’est comme si la mer s’était retirée très loin lors d’une grande marée, mais pas de grande marée possible en méditerranée. Alors, moi à qui il faut beaucoup pour m’étonner ou me décourager, je décide d’avancer tout droit vers elle, dans ce qui me paraît être un désert de sable. J’aperçois des algues racornies et blanchâtres, je passe devant une carcasse de vélo, des tongs qui ressemblent aux miennes. Je marche toujours, le soleil commence à être brûlant. Le sable est ferme sous mes pas mais par moment mes pieds s’enfoncent.  En regardant derrière moi, j’observe que je n’ai laissé aucune trace sur le sol, ça me questionne quand même. Mon petit immeuble semble déjà très loin, on dirait une miniature. Je poursuis ma marche encore longtemps, j’ai perdu mes tongs depuis un moment, le sable devient marécageux et devant moi il y a une petite mare d’eau de mer. J’ai si chaud que je n’hésite pas et je m’y étends sur le dos. Et là, une force magnétique inouïe m’attire vers le sol, le fond de la mare où le sable se mélange à l’eau et je suis entraînée dans un tourbillon, comme aspirée dans un tunnel où pourtant je respire. Tout est noir autour de moi et la descente vertigineuse se poursuit sans que j’aie même le temps d’avoir peur. Arrive un moment où la force de l’aspiration devient plus faible et puis cesse. Je flotte, gravité zéro, je respire tranquillement, sans plus descendre, sans pouvoir remonter non plus. Mes yeux s’habituent à l’obscurité et j’arrive à voir la paroi du tunnel. Une inscription en lettres violettes m’encercle. Je lis : « le voyage ne fait que commencer. As-tu tout ce dont tu as besoin, de quoi as-tu besoin ? » Pas le temps de m’étonner, l’aspiration reprend de plus belle, ça me rappelle vaguement les sensations que j’avais eues enfant sur les montagnes russes, mais là ce n’est pas un jeu, je ne maîtrise rien, je me laisse emporter par la puissance du courant qui m’absorbe. Second ralentissement de cette force, je reprends mon souffle, je suis en apesanteur et découvre une autre phrase circulaire sur la paroi : « Cette peur de manquer, ce besoin de thésauriser, dans quel but, à quelle fin ? » Je me souviens de ce passage d’ « Encore un instant » de Claude Sarraute que je viens de terminer hier soir. Là, j’ai le temps de m’étonner, mais à peine une fraction de seconde car la descente reprend, cette fois plus lentement, presqu’avec élégance, je peux remuer bras et jambes comme si je dansais et scruter la paroi à la recherche d’autres indices. A cet instant, je me rends compte que je suis entourée de bouquins, rangés circulairement et que parfois, entre deux rangées, une phrase est inscrite. Je ne l’avais compris tout de suite parce que je ne voyais rien ou mal mais oui depuis le début je suis absorbée dans un tunnel bibliothèque ou une bibliothèque tunnel. Mais pourquoi ? Et la chute reprend avec encore plus de douceur et de calme et puis s’interrompt, nouvel arrêt, apesanteur, déchiffrage d’un paragraphe : « Dans la cabane, là-bas, tout en haut, le vieux s’était endormi. Il gisait toujours sur le ventre. Le gamin, assis à côté de lui, le regardait dormir. Le vieux rêvait de lions ». D’accord, Hemingway, la fin du Vieil homme et la mer…Et moi, ne serais-je pas en train de rêver ? Aussitôt que cette pensée me traverse l’esprit, me voilà remontant le tunnel à la vitesse de la lumière et rejetée par une vague puissante comme un bout de bois sur la grève. Je me redresse sur les coudes, j’ouvre mes paupières, je ne suis pas mouillée, la mer est bien là en face de moi, mes tongs à mes pieds. Et si mes yeux n’avaient pas aperçu l’extrait d’Hemingway ? Et si je ne m’étais pas réveillée ?

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